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Jacobo Arbenz Guzmán : Page d'histoire sud américaine

27 juin 1954
Renversement du président guatémaltèque Jacobo Arbenz

Texte rédigé par l'équipe de Perspective Monde


Jacobo Arbenz Guzmán

À la suite d'une opération paramilitaire de la Central Intelligence Agency (CIA), le président guatémaltèque Jacobo Arbenz est renversé après avoir gouverné pendant trois ans et demi. Les nouvelles autorités mettront fin à la réforme agraire d'Arbenz et retourneront à la United Fruit les terres nationalisées.

La révolution démocratique de 1944 du président José Arevalo avait introduit un vaste programme de réformes socio-économiques de gauche. Il limitait le pouvoir de la multinationale United Fruit, encourageait la syndicalisation et élargissait le droit de suffrage aux Indiens et aux classes défavorisées, menaçant ainsi les bases de l'élite du pays. Le colonel Arbenz, qui est élu président en 1950 avec 65% des voix, manifeste la volonté de poursuivre les réformes. Dès 1951, il lance une vaste réforme agraire visant à distribuer des terres à plus de 100 000 familles pauvres. Dans ce processus, il procède aussi à la nationalisation des terres de la United Fruit, ce qui mécontente les autorités américaines. À une époque où la crainte du communisme, exacerbée par la Guerre froide, atteint des sommets à Washington, les réformes d'Arbenz sont dénoncées comme ayant un caractère communiste. En 1952, le président Harry Truman autorise la CIA à entreprendre, avec le support du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, une opération visant à renverser le régime d'Arbenz. L'opération est finalement montée sous l'administration de Dwight Eisenhower, en juin 1954. Elle fait des centaines de morts et aboutit au renversement d'Arbenz qui s'exile. Une junte militaire dirigée par le colonel Carlos Castillo Armas met immédiatement fin aux réformes, retourne les terres nationalisées à la United Fruit et abolit le droit à la syndicalisation. Ce renversement plonge le Guatemala dans la chaos. Il s'ensuivra 36 ans d'un régime de terreur qui fera près de 200 000 morts, les autorités recourant à des escadrons de la mort et à des massacres pour maintenir leur contrôle sur la population indigène.

 

Jacobo Arbenz, le digne humaniste

Paru le Samedi 19 Août 2006 :  

Histoire GUATEMALA - Militaire et homme de gauche d'origine suisse, Jacobo Arbenz mena une politique de vraies réformes démocratiques au Guatemala. Se heurtant aux intérêts de l'oligarchie et des USA, il fut renversé en 1954.

Aujourd'hui terre d'immigration, la Suisse a longtemps été un pays d'émigrants. Dans les Amériques, les communautés helvétiques furent importantes, surtout aux Etats-Unis, mais aussi dans le Cône Sud (notamment l'Argentine). Ailleurs elles furent minoritaires, voire insignifiantes. Et c'est dans une de ces nations méconnues qu'est né Jacobo Arbenz Guzmán, considéré comme le meilleur président et le martyr du Guatemala démocratique.
Né le 14 septembre 1913 dans la ville de Quezaltenango, Jacobo est le fils d'un Zurichois d'Andelfingen et d'une Guatémaltèque ladino (métisse). Son père pharmacien connaît des difficultés financières et se suicide. Marqué à vie, Jacobo poursuit ses études grâce à une bourse. Élève brillant, appliqué, sérieux, il endosse la carrière des armes et termine premier du Polytechnique, où ce colonel enseigne l'histoire militaire et latino-américaine.
Mais depuis 1931, le Guatemala vit sous la coupe du général Ubico. Dictateur omnipotent, «le Napoléon des Caraïbes» réprime l'agitation et interdit le mot «ouvrier». Confinée dans un état voisin du servage, la majorité indienne maya est misérable tandis que les grands propriétaires terriens possèdent l'écrasante majorité des terres. Cette oligarchie puissante règne sur le reste du pays ladino partagé entre petite paysannerie et classes urbaines. Le Guatemala profond ne vit pas: il survit.
Ulcéré par un parlement fantôme et l'absence d'opposition légale, Arbenz sait aussi le poids de l'United Fruit Company (UFCO). Véritable Etat dans l'Etat depuis la fin du XIXe siècle, la Frutera monopolise l'exploitation de la banane et du café. Richissime, tentaculaire, l'entreprise étasunienne détient les infrastructures du pays et pèse sur sa politique avec l'appui oligarchique.


Élu avec une large majorité, Arbenz veut faire du Guatemala une nation moderne

Les années trente marquent l'apogée de cette ère d'iniquité. Mais avec la crise internationale, Ubico, admirateur de l'Axe, est contraint d'entrer en guerre aux côtés des Alliés. La contestation montre le bout de son nez au rythme des victoires antifascistes. Juin 1944: grèves et manifestations de professeurs et d'étudiants pressent le tyran. Le Guatemala bénéfice enfin de la politique de bon voisinage du président Roosevelt. Ubico se retire sur la pointe des pieds mais son successeur, le général Ponce, perpétue le même système.
La révolte couve. Arbenz contacte des conjurés depuis le Salvador (pays de sa riche épouse Maria Vilanova), où il se cache. Dans la nuit du 20 octobre 1944, au cri de «constitución y democracia», une insurrection d'officiers et d'étudiants réussit (révolution d'octobre). Un triumvirat de deux militaires (Arbenz, Arana) et d'un civil (Toriello) prépare les premières élections libres du Guatemala, qui exulte.
De retour d'exil, Juan José Arévalo est élu président. Philosophe, ce professeur de pédagogie croit en un «socialisme spiritualiste», des réformes pondérées et une nouvelle Constitution progressiste inspirée du Mexique. Nommé ministre de la Défense, Arbenz s'oppose à la hargne des relais militaires de l'oligarchie terrienne. Il déjoue vingt-huit complots mineurs, y compris celui, important et énigmatique, d'Arana, devenu chef des armées. Juin 1949: les conjurés sont arrêtés ou exécutés. Les possédants doivent désormais trouver de l'aide plus au nord.
Pour la présidentielle de novembre 1950, Jacobo Arbenz est le candidat de l'Unidad nacional, un agrégat de partis du centre et de gauche porté par la jeunesse, l'armée, les classes moyennes et populaires. Élu avec une large majorité, il veut faire du Guatemala une nation moderne, économiquement indépendante et politiquement souveraine. Doté d'accents révolutionnaires, son gouvernement est clairement démocratique, réformateur et patriotique.
Son oeuvre maître est le problème structurel du Guatemala: le partage de la terre. Juin 1952, il promulgue le décret 900: la réforme agraire s'en prend aux terrains inoccupés de plus de 270 hectares, objets des spéculations des latifundiaires qui exigent un montant démesuré au lieu d'une indemnisation équitable. Parallèlement, il construit routes, chemins de fer et un port sur la côte caraïbe. Des infrastructures modernes publiques, une industrialisation adaptée et une répartition équitable des richesses permettent le développement du Guatemala, tandis que la politique sociale (salaire minimum, embryon de sécurité sociale, droit du travail) et éducative croit en proportion. Même le peuple maya, mis en valeur, commence à relever la tête.
Mais la concurrence avec la Frutera (UFCO) est rude, ce d'autant qu'en 1953, Arbenz, soutenu par un parlement pluriel et de vives organisations paysannes et syndicales (qu'il encourage avec libéralisme), étend sa politique agrarienne aux terres de la multinationale. En tout, 2,5 millions d'hectares sont distribués pacifiquement à 100000 familles, parfois avec quelques débordements, mais l'ordre et la loi demeurent. Le labeur gouvernemental porte ses fruits. Il va récolter en revanche la colère de la Maison-Blanche...
Au sein de l'administration républicaine d'Eisenhower, les liens avec l'UFCO sont incestueux. Les frères John et Allen Dulles, respectivement secrétaire d'Etat et directeur de la CIA, sont de fidèles amis des intérêts de la Frutera. Et les défenseurs ou les actionnaires de l'UFCO font bloc avec les partisans de la domination US en Amérique centrale.
En pleine guerre de Corée, les USA maccarthystes voient rouge. Accusé d'être une tête de pont communiste en Amérique, Arbenz légalise et s'appuie, parmi d'autres forces, sur le Parti communiste guatémaltèque (PGT): il devient «Red Jacobo» dans les médias étasuniens. Dirigé par Fortuny (son fidèle ami et conseiller), l'actif PGT est néanmoins réformiste, minoritaire au gouvernement et sans liens avec Moscou. Qu'importe: une propagande importante et une désinformation efficace se déverse peu à peu sur le Guatemala. Automne 1953: l'ambassadeur de choc John Peurifoy est chargé de soudoyer l'armée et de semer le trouble. De leur côté, l'Eglise locale et l'oligarchie lancent une croisade anticommuniste.


Toriello, la voix d'Arbenz à l'ONU, s'époumone. En vain.

Le pays se divise, des rumeurs circulent. Arbenz apporte des preuves des activités tortueuses de la CIA. Sans succès. Lors de la conférence de l'Organisation des Etats Américains à Caracas (OEA, mars 1954), une résolution anticommuniste est votée: la menace se précise, la tension monte. Elle atteint des sommets en mai lorsque le Guatemala, isolé, achète des armes à la Tchécoslovaquie.
Du Honduras, où elle s'entraîna, une petite armée de guatémaltèques et de mercenaires US profite du prétexte. L'opération «PB Success» débute le 17 juin 1954. Des bombes touchent la capitale. Il y a peu de combats, sur lesquels planent l'incertitude, et énormément de propagande orchestrée par la CIA, notamment grâce à une certaine Radio Liberacion. L'offensive psychologique a des effets paralysants massifs, tandis que les officiers de l'armée régulière refusent le combat. Toriello, la voix d'Arbenz à l'ONU, s'époumone. En vain. Seuls le Mexique, le Costa Rica et l'Argentine sauvent l'honneur en votant contre l'agression US.
Arbenz, lui, hésite à armer le peuple. Économe du sang versé, il craint la guerre civile. Démoralisé, il quitte la Palais national le 27 juin, croyant que seul son départ calmera l'invasion. Hélas non. Réfugié à l'ambassade du Mexique, il part de son pays comme il a toujours été –digne, calme et droit–, alors qu'on l'humilie à l'aéroport. Rejeté de partout, il est désormais contraint à un douloureux exil.
Le Mexique le presse de partir. En Suisse, ce lointain cousin est une attraction exotique suspecte. La France le prive de parole. Les pays de l'Est (Tchécoslovaquie, URSS) et la Chine se débarrassent de ce réfugié non conforme à leurs plans. À Cuba, la victime de l'impérialisme US est saluée (Che Guevara se radicalisa nettement au Guatemala) mais méprisée: ce démocrate devenu membre du PGT réprouve la mainmise du rouge caudillo Fidel Castro. Et on le calomnie en Uruguay.
Considéré comme un homme du passé, blessé par le suicide de sa fille Arabella en 1965, Arbenz s'enferme alors sur lui-même, méditant sur sa destinée. Il vit reclus à Pully (1967-69), puis à Mexico. Le 27 janvier 1971, il est retrouvé noyé dans sa baignoire. Raison officielle: suicide. Mais aucune autopsie ne fut autorisée... Enterré au Salvador en catimini, son corps est finalement rapatrié au Guatemala en 1995, où il est accueilli par les «viva!» d'une foule nombreuse et admirative qui peut enfin l'honorer. I
Note : Figures d'Amérique Latine Cet été, Le Courrier élargit son horizon grâce à un voyage en huit étapes (aujourd'hui la septième) à travers l'histoire de l'Amérique latine. Si le passé de ce vaste et riche continent fut souvent marqué par l'injustice et la violence, des personnalités captivantes ont aussi tenté de lui conférer une réelle dignité. Certaines sont devenues des mythes; d'autres, méconnues, ignorées, voire oubliées en Europe et ailleurs, restent célébrées outre-Atlantique. Du Rio Bravo à la Terre de Feu, Le Courrier choisit donc de se pencher sur ces figures positives, dont les portraits seront dressés comme autant de reflets et d'exemples d'une Amérique latine toujours en lutte.

THIBAUT KAESER , Historien

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021