Dans une vidéo choc postée le 21 octobre sur Internet et vue plus d’un million de fois toutes plates-formes confondues, il interpellait le Président indonésien au sujet des incendies criminels qui ont ravagé le pays et assombri le ciel du Sud-Est asiatique d’un nuage de fumée toxique pendant trois mois. Chanee fait l’objet d’un documentaire grand public et pédagogique, Le Messager : Véronique Jannot sur la terre des Gibbons, diffusé mercredi  6 janvier 2016 à 20h55 sur France 3. Libération l’a rencontré alors qu’il était de passage à Paris.

Sauver les gibbons, certains trouveront cela anecdotique. Mais leur sort n’est-il pas lié au nôtre ?

Pour être honnête, s’ils disparaissent, cela ne changera rien au quotidien d’un Parisien dans l’immédiat. Mais cela illustre la dégradation des écosystèmes, dont nous faisons partie et dont nous dépendons. Sauver les gibbons, c’est sauver la forêt équatoriale, il y a un lien avec l’oxygène, le réchauffement climatique. Ils sont le symbole d’une forêt saine, car contrairement à d’autres singes, dès que la forêt est attaquée, ils sont incapables de s’adapter et on les perd. Et qui dit forêt saine dit qualité de vie, accès à l’eau, etc.

Les Orang Rimba, une ethnie de Sumatra, disent que si un jour les gibbons ne chantent plus, ils n’auront plus d’avenir. C’est une ethnie nomade, qui vit de la forêt. Même s’ils sont les premiers concernés par sa disparition, toute l’humanité l’est : sans forêt sur cette planète, on aura tous du mal à respirer et à vivre. Ceci dit, je préfère toucher les gens en montrant les choses sur le terrain, très concrètement, comme dans Le Messager, plutôt que de faire des grands discours généraux sur la crise écologique.


Comment se portent les gibbons, aujourd’hui ?

Il y a 17 espèces de gibbons dans le sud-est asiatique, dont 7 en Indonésie. Beaucoup sont au bord de l’extinction. On les perd beaucoup plus vite que les orangs-outangs, puisqu’ils ne peuvent absolument pas s’adapter à une forêt dégradée. Les nasiques, endémiques de Bornéo, sont aussi bien plus menacés que les orangs-outangs. Je ne dis pas que ces derniers vont bien, loin de là, mais comme ce sont de grands singes lents, ils sont plus victimes des flammes parce qu’ils ne peuvent pas s’enfuir. Le gibbon, très vif, part de branche en branche, mais ça ne veut pas dire qu’il survit. Il ne meurt pas devant les caméras lors des incendies mais va se faire tuer par les autres gibbons parce qu’il sera entré sur leur territoire.

Le rythme d’extinction s’accélère-t-il ?

Oui. Depuis la fièvre de l’huile de palme au début des années 2000, la déforestation s’accélère, donc la pression sur les animaux aussi. Il n’y a jamais eu autant d’animaux capturés. Pas parce qu’il y a plus de braconniers. Le braconnier type qui va chercher le gibbon dans la forêt a quasiment disparu. Aujourd’hui, celui qui attrape un gibbon, c’est l’ouvrier qui rentre en contact avec les animaux quand il déforeste.

C’est vraiment l’industrie de l’huile de palme qui est en cause, donc ?

Oui, sans ambiguïté. Si une compagnie forestière obtient une concession, aujourd’hui, c’est une très bonne nouvelle. Parce qu’elle fera un abattage sélectif sur 25 ans : il va rester de la forêt, certes abîmée, mais il va en rester. Si une compagnie d’huile de palme obtient la même concession, il ne restera plus un arbre, c’est fini. Tout sera déforesté en 2 à 3 ans.

L’huile de palme, c’est une sorte de rouleau compresseur ?

Oui. A tous points de vue. Les politiques ne voient qu’elle. Je l’ai vécu. A Bornéo, j’avais créé une réserve de 700 hectares avec les autorités, officielle. Mais au bout de cinq ans, le statut de cette zone a changé suite à des élections au parlement provincial. C’est devenu de l’huile de palme, tout a été déforesté.

La pression de l’industrie de l’huile de palme est énorme. Attention, je parle bien d’industrie et pas des compagnies. Si on regarde le cadastre stricto sensu, on voit les concessions attribuées au charbon, à l’huile de palme, aux mines… Les autorités de Djakarta ne vont parler que de celui-ci. Mais cela ne reflète pas du tout la réalité du terrain, bien plus grave. Les autres zones, destinées aux villageois et considérées sur le papier comme de la «forêt», sont rachetées à tour de bras par de grands propriétaires terriens qui y font de l’huile de palme à titre privé et vendent leurs récoltes à la compagnie d’à côté. Même les compagnies labellisées RSPO (Table ronde pour l’huile de palme durable) achètent cette production, il n’y a pas de traçabilité sur le terrain.

L’automne 2015, la situation est devenue catastrophique…

Les incendies ont lieu tous les ans depuis 17-18 ans et l’arrivée de l’industrie de l’huile de palme dans les zones de tourbières à Sumatra et à Bornéo. Le but, c’est de défricher au plus vite et le moins cher possible. Donc de brûler. Mais comme c’est de la tourbe, l’incendie peut devenir incontrôlable. Le phénomène météo El Nino, en 1997-1998, a fait perdre plus de 2 millions d’hectares de forêt en Indonésie, à cause de ces incendies criminels devenus ingérables. Cela s’est répété en 2015. On n’a pas eu de pluie pendant trois mois et l’intensité des incendies est devenue apocalyptique.

Dans la province centrale de Kalimantan, où je vis, on ne voyait pas à 50 mètres. Les vendeurs à la sauvette, aux feux rouges, ne tenaient pas plus d’une heure avant de vomir. Enfants et personnes âgées étaient malades. C’était très violent. Une vingtaine de décès ont été attribués aux incendies, sans compter tous les autres non répertoriés comme tels. C’était ahurissant. J’ai du mal à trouver les mots pour faire comprendre à quel point. Vous avez les yeux rouges, la trachée qui vous fait mal en permanence, tout ça pendant trois mois ! Les autorités disent de porter des masques, mais comment le faire faire à un gamin du matin au soir, par 30 degrés?

La population était assez passive, très à l’indonésienne. Les 32 ans de dictature de Suharto ont laissé des traces. Les gens en avaient ras le bol, mais personne ne se révoltait ouvertement. Mais dès que je l’ai fait avec ma vidéo, tout le monde l’a utilisée pour dire «nous aussi on est en colère». J’ai reçu des centaines de messages de soutien, les gens me disaient «merci de parler pour nous». Le succès de cette vidéo m’a dépassé. Je l’avais faite spontanément parce que j’étais en colère de voir mes gamins cracher du sang, impuissant.

Dans cette vidéo, vous y allez fort : vous parlez de corruption, d’intimidation, de népotisme…

Il faut bien comprendre le contexte indonésien. Les provinces sont autonomes depuis 1998. Donc quand je m’adresse au Président et que je parle de corruption, il se dit que cela ne le concerne pas. Cette vidéo était surtout un moyen de dire : «regardez à quel point la société est rongée par la corruption. Ce n’est pas moi qui vais vous apprendre qu’ici comme dans beaucoup d’autres provinces, la corruption, les pressions et les intimidations liées à l’industrie de l’huile de palme feront que personne ne sera inculpé». Dans la province où je vis, le gouverneur est le roi de l’huile de palme. Or cela ne sert à rien que je m’adresse à lui, il faut taper plus haut ! J’y suis allé très fort pour que ça soit choc, mais j’ai choisi mes mots pour que cela reste respectueux. Pour la première fois en Indonésie, quelqu’un osait faire le lien direct entre incendies, fumées et industrie de l’huile de palme.

Comment ont réagi les autorités?

Le lendemain de la vidéo, reprise en boucle par toutes les chaînes info, j’ai été convoqué au ministère de l’environnement. J’ai expliqué, aux autorités comme aux médias, qu’en 2015, la situation était devenue si énorme qu’on ne pouvait qu’attendre la pluie. Cela a été le cas, les incendies ont cessé grâce à elle début novembre. Mais j’ai insisté : il faut penser à 2016 et aux années à venir, puisque c’est un phénomène récurrent. J’ai parlé de choses très concrètes. Pilote de paramoteur, j’illustre par le ciel la déforestation des zones de tourbières, où la loi indonésienne interdit pourtant de déforester. Je vole chaque mois et j’accumule des preuves que je répertorie sur mon site web. J’ai fait des photos des premiers incendies dès fin mai, tout à fait gérables à l’époque. Pourquoi l’hélicoptère bombardier d’eau n’a-t-il eu le droit de voler qu’en septembre ? C’est ahurissant !

J’ai aussi évoqué cette question du cadastre et le hiatus avec ce qui se passe sur le terrain. J’ai expliqué qu’on n’a pas besoin de la certification RSPO. Parce qu’avant que toutes les compagnies soient RSPO, on aura perdu la forêt ! Je ne critique pas le concept, mais ce n’est pas du tout un outil efficace pour lutter contre la déforestation. Ce qu’il faut, c’est faire pression pour que la loi oblige à protéger une partie des terres consacrées à l’huile de palme, comme c’était le cas pour l’industrie forestière, obligée de protéger 10% des concessions…

C’est peu, 10%…

Mais c’est déjà ça. Aujourd’hui, on perd tout ! Quelqu’un qui obtient 25000 hectares a le droit de tout déforester. Même si certains acceptent déjà de protéger une partie de leurs concessions parce qu’ils entendent le discours anti-huile de palme dans les pays développés et ont envie de se différencier, donc ils protègent 2000 ou 3000 hectares.

Il faut comprendre qu’on est dans une situation d’urgence. Mon objectif, c’est d’essayer de sauver tout ce qu’on peut. Encore une fois, la RSPO ne nous aide pas. Comme l’accord de Paris sur le climat signé en décembre à l’issue de la COP21. C’est extrêmement important, mais très général et politiquement correct, pour que tout le monde signe.

Alors que nous, sur le terrain, on travaille à toute petite échelle, mais sur des choses très concrètes. Par exemple, on vient lundi d’envoyer 11 800 euros en Indonésie grâce à des dons à l’association Kalaweit. Cela nous permettra d’acheter 11,2 hectares de forêts la semaine prochaine. Je fais exactement comme le propriétaire terrien qui fait de l’huile de palme, j’achète des terrains. Mais pour protéger la forêt.

On ne peut vraiment pas faire confiance à l’Etat?

Je travaille aussi avec les autorités, bien sûr. Il y a une réserve d’Etat de 6000 hectares en face du centre de Kalaweit à Bornéo, créée sur le papier en 1979 mais jamais protégée concrètement. Jusqu’à ce que Kalaweit approche les autorités en proposant de les aider à le faire. Aujourd’hui, 14 gardes d’Etat y travaillent. Cela a mis la pression sur les autorités et on les aide. Je fais notamment des patrouilles de surveillance aérienne. Mais est-ce que ce sera toujours une réserve dans dix ans, je n’en sais rien…

Donc à côté de ça, j’achète des terrains. A Sumatra, on possède 300 hectares dans une zone extrêmement importante pour la biodiversité, où se sont réfugiés gibbons, mais aussi ours ou tapirs. Ce qui en fait la plus grande réserve privée de l’île. A Bornéo, on arrivera j’espère à plus de 100 hectares à la fin de l’année.

C’est la seule manière vraiment efficace et fiable. A condition d’organiser des patrouilles de surveillance équestres ou aériennes. Par contre, ça ne concerne que des petites zones, des microréserves. Sur le très long terme, si on ne parvient pas à les connecter à une forêt plus grande, on perdra tous les gros animaux. Mais si j’ai l’opportunité de sauver un hectare, je le fais. On n’a plus le temps pour les grands discours. Il faut agir. Mon seul frein, c’est les sous ! En moyenne, un hectare coûte 1150 euros. Imaginez ce que pourraient faire les grandes ONG. Mais elles n’ont pas cette démarche, leurs projets de conservation durent trois à cinq ans, puis elles se retirent. Alors que quand on achète, on s’engage sur le très long terme.

N’est-ce pas un peu pathétique, d’être obligé d’acheter des terrains pour protéger la forêt?

Je suis d’accord. Quand je suis arrivé en Indonésie, je me voyais à des années-lumière de devoir faire cela. Mais aujourd’hui, on n’a pas le choix. Et je n’ai pas envie de rentrer dans un débat sur l’éthique. Ceux qui font de l’huile de palme n’ont pas de scrupules, eux.

Au-delà de vous donner des sous pour acheter des terrains, que pouvons-nous faire nous, concrètement ?

Je suis pour l’idée du boycott de l’huile de palme, qui commence à ravager aussi les forêts africaines et américaines. Quand on nous dit qu’on ne peut pas s’en passer, c’est faux. Avant les années 2000, la plupart des produits n’en contenaient pas. Les industriels s’y sont juste mis parce que c’est moins cher pour eux.

Mais il y en a désormais partout, comment faire?

Il y en a même dans la nourriture pour chiens, le lait pour bébé… Techniquement, c’est quasi impossible de tout boycotter, c’est vrai. C’est pour cela qu’au-delà d’essayer de ne pas en consommer, le plus important est de le faire savoir. Partout, au restaurant ou dans votre magasin, demandez des produits sans huile de palme.

Même si l’Europe ne représente que 13% du marché, ses consommateurs sont beaucoup plus entendus que les Indiens ou les Chinois. Quand ils disent «on n’en veut pas et on le fait savoir», certains patrons peuvent y être sensibles et changer leurs pratiques.

Avez-vous été menacé? Vous devez déranger…

Oui, plusieurs fois. Suite à ma vidéo, les autorités m’ont fait comprendre que si je continuais à dire ce que je disais publiquement, le protocole d’accord de Kalaweit n’allait pas être renouvelé, parce que j’ai besoin d’une autorisation pour gérer les animaux protégés par la loi. Ensuite, j’ai reçu un mail de quelqu’un lié à l’industrie, sans doute un propriétaire terrien. Il me disait que ma tête avait maintenant un prix dans l’industrie de l’huile de palme. Je n’ai pas osé demander combien (rire)…

Ma maison est gardée. Je subis des pressions en permanence. Suite à la vidéo, ça s’est accru. J’ai débattu sur la première chaîne d’info avec le président de l’association des compagnies d’huile de palme indonésiennes. Et en off, un homme m’a dit, en gros, «si on avait voulu, on t’aurait fait disparaître, en trois jours c’était réglé». Mais à l’indonésienne, avec le sourire. J’ai répondu avec un sourire aussi. D’un autre côté, cette médiatisation me protège.

Source : Coralie Schaub    Libération