Depuis dix ans, un classement des 50 villes les plus violentes du monde est régulièrement cité par la presse mondiale. La nouvelle liste, révélée lundi à Mexico, classe Caracas en tête, avec 3 946 homicides en 2015, soit 118 pour 100 000 habitants. La capitale du Venezuela (plus de 3 millions d’habitants) devance San Pedro Sula, deuxième agglomération du Honduras (plus de 800 000 habitants), première du classement les quatre années précédentes. Avec 111 morts violentes pour 100 000 habitants, la ville enregistre un net recul par rapport à 2014, où elle affichait 171 décès. San Salvador, capitale du Salvador, complète le podium avec 108 homicides. L’Amérique latine domine la liste avec 42 villes, le reste se partageant entre Etats-Unis et Afrique du Sud (quatre localités chacun). Sur les 50 villes du macabre hit-parade, 21 se situent au Brésil, huit au Venezuela et cinq au Mexique.

Des dizaines de médias, de la BBC au quotidien espagnol El País, ont repris en bonne place le classement du CCSPJP (Conseil citoyen pour la sécurité publique et la justice pénale), décrit comme un «organisme indépendant» ou «ONG». Et Pictoline, une agence mexicaine d’information visuelle, le traduit en cartes postales d’un goût douteux. Tout au long de l’année, ces chiffres vont émailler articles et reportages. Il est vrai que le classement comble un vide : dans son dernier rapport, Global Study on Homicide, portant sur 2013, l’ONUDC (l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime) livre 166 pages de données statistiques sur l’insécurité, mais pas d’évaluation par ville, ni même par pays.

Basé sur la presse locale

Le CCSPJP est-il pour autant une source fiable ? Pour le prouver, le conseil détaille sa méthodologie sur son site. On y apprend que les sources officielles sont privilégiées (police, autorités sanitaires, municipalités, ministères), et quand les chiffres relèvent du secret d’Etat, comme au Venezuela, un décompte est établi d’après les informations de la presse locale. Un pis-aller peu satisfaisant. Toujours de l’aveu du Conseil, les chiffres sont collectés de janvier à novembre, puis extrapolés sur douze mois. Ce qui permet de dévoiler le classement au tout début de l’année suivante. Soit. Mais dans ce cas, il faudrait corriger les chiffres une fois toutes les données réunies, quelques mois plus tard. Ce n’est pas le cas. On peut aussi s’étonner de l’absence dans la liste de lieux réputés pour leur violence, comme Nairobi (Kenya), Karachi (Pakistan) ou Mogadiscio (Somalie). Par manque de données probablement.

Il y a plus gênant. L’organisme mexicain prétend promouvoir la transparence dans le domaine de la criminalité, mais il est avare d’informations sur son propre fonctionnement : pas d’organigramme sur son site, ni la moindre piste sur son financement. Une opacité problématique. Tout juste sait-on que le CCSPJP a été fondé en 2002 par l’avocat José Antonio Ortega Sánchez. Et qu’il en est toujours le directeur.

Qui est-il ? Après avoir défendu les intérêts de la Coparmex, la confédération patronale, Ortega Sánchez a participé au gouvernement de Vicente Fox, du Parti Action nationale (PAN, droite), qui a mis fin, en 2000, à soixante et onze ans de règne sans partage du populiste Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). L’avocat est nommé à la tête d’une «Direction de la prévention des délits», poste qu’il quitte au bout de six mois, jugeant la politique de Fox trop laxiste en matière de sécurité. L’idéologie qui inspire le CCSPJP est ce qu’on appelle en Amérique latine le manodurismo, la politique de la main de fer, un classique des discours de la droite musclée, qui a servi à légitimer plus d’un coup d’Etat militaire.

Défense de l’armée

Le site du Conseil montre d’ailleurs de nombreux exemples de soutien aux forces armées, en particulier dans l’affaire des  43 disparus d’Ayotzinapa, en septembre 2014. Les militaires, mis en cause pour leur passivité dans l’enlèvement (et l’assassinat plus que probable) de ces étudiants, trouvent en Ortega Sánchez un défenseur zélé. Qui couvre d’insultes la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH), dont le rapport sur le massacre a apporté d’importantes révélations.

Tout aussi révélatrice est la vidéo de 2008 où l’avocat activiste rend visite au président colombien Alvaro Uribe, et le félicite pour sa politique intransigeante envers la guérilla marxiste des Farc. Battu en 2010 par Juan Manuel Santos, Uribe est aujourd’hui, dans l’opposition, le chef de file des détracteurs du processus de paix.

L’orientation à droite de la CCSPJP n’invalide pas totalement son travail qui, malgré ses défauts, donne une image globale de la violence en Amérique latine conforme aux constats des analystes de tous bords. Mais l’utilisation de telles statistiques n’est jamais dénuée d’arrière-pensées politiques. Outre-Atlantique, comme en Europe...

Source : François-Xavier Gomez /  Libération