Adieu camarade Ferrat

De «Potemkine» à «La Montagne», il était entré dans le patrimoine de la gauche et de la chanson française. Le «crooner rouge» a quitté la scène, à 79 ans.

Par GILLES RENAULT / Libération.fr

D’aucuns liront comme un ultime symbole le fait que Jean Ferrat soit mort un week-end d’élections. Peu, comme lui, avaient en effet autant incarné la notion d’engagement dans la chanson, à une époque où chaque syllabe détachée valait encore son pesant d’indignation, à l’instar d’un Quatre cents enfants noirs balançant dès 1963 sur un swing jazzy: «Quatre cents enfants noirs/Dans un journal du soir/et leurs pauvres sourires/Ces quatre cents visages/A la première page/m’empêchent de dormir…»

Un refuge en Ardèche

- La montagne

 

Jean Ferrat, dont la Montagne proto-écolo restera comme un des plus grands succès sociologiques, est mort samedi à l’hôpital d’Aubenas, dans l’Ardèche, à l’âge de 79 ans. Il y vivait à côté du hameau d’Antraigues-sur-Volane, point de passage mythique du rallye de Monte Carlo, qu’il avait découvert en 1964 et où il avait fini par s’établir en 1973 - il y fut un temps conseiller municipal -, au lendemain d’adieux à la scène qu’on ignorait encore si définitifs. «Il voulait vivre la même vie que chacun des villageois, et pas une vie de vedette», a affirmé le maire, Michel Desenti, réfléchissant dès samedi à un monument à son effigie. «C’était quelqu’un de très gentil, discret, les gens étaient très respectueux. Mais depuis quelque temps on sentait qu’il était fatigué, il n’avait pas envie de sortir de chez lui», a enchéri la patronne du bistrot. Diminué depuis plusieurs années par un cancer, souffrant de troubles respiratoires aigus, l’Ardéchois d’adoption a donc fini par capituler, ce qui ne correspondait guère au tempérament de cet homme de conviction, entré dans la chanson comme d’autres auraient pu le faire dans les ordres ou la résistance.

L’apprenti chimiste

Jean Ferrat est né Tenenbaum, le lendemain de Noël 1930 à Vaucresson, Hauts-de-Seine. Onze ans plus tard survient l’événement dramatique déterminant de son existence : son père Mnasha, juif d’origine russe, joaillier à Versailles, arrêté par les Allemands, est déporté à Auschwitz d’où il ne reviendra pas. La mère, fleuriste, se charge de l’éducation de son fils qui, protégé pendant l’Occupation par des communistes, vouera à ses sauveurs une reconnaissance infinie orientant ses engagements futurs.

A 16 ans, la Seconde Guerre mondiale à peine achevée, Jean Ferrat abandonne l’école pour gagner sa croûte. Apprenti dans un laboratoire de chimie avec, pour principale perspective un diplôme d’ingénieur, il se met à fréquenter une petite troupe de théâtre amateur, ainsi que, de loin en loin, le TNP de Jean Vilar et Gérard Philipe. Une guitare achetée pour accompagner des copains dans un jazz-band annoncera son virage vers la chanson. Mais le déclic ne s’opère pas du jour lendemain pour un apprenti qui se fait la main en reprenant ses illustres aînés, Yves Montand ou Francis Lemarque.

Additionnant au début des années 50, les auditions sans suite, il rencontre une première reconnaissance… par procuration, quand le populaire André Claveau enregistre les Yeux d’Elsa, poème d’Aragon mis en musique par ses soins. La chanson rencontre un écho favorable qui donne tout juste à Ferrat le droit de continuer à vivoter dans l’antichambre du succès. Trois ans plus tard, en 1959, sa carrière commence réellement à prendre forme lorsque, par l’entremise de celle avec qui il vivra vingt ans, Christine Sèvres, il croise le jeune éditeur et impresario Gérard Meys, qui lui-même réussit à persuader le directeur artistique Daniel Filipacchi d’enregistrer un super 45 tours quatre titres.

Sa moustache et sa «Môme»

- Ma Môme

La jeunesse française twist d’alors s’ébroue entre Chaussettes noires et Chats sauvages. Bécaud, Ferré, Brel et Brassens arpentent déjà le circuit et celui qui n’arbore pas encore cette moustache cubaine qui le rendra un jour si immédiatement identifiable, récolte enfin les fruits de son opiniâtreté avec Ma môme - 1 minute 56 secondes alertes, portées par l’accordéon et déjà frappées au sceau du clivage social - bien que l’air vaille d’abord à son interprète une image, pour le coup réductrice, de chanteur de charme (!) : «Ma môme, ell’ joue pas les starlettes/ Ell’ met pas des lunettes de soleil/ Ell’ pose pas pour les magazines/ Ell’ travaille à l’usine/ à Créteil… Dans une banlieue superpeuplée/ On habite un meublé/ Elle et moi/ La fenêtre n’a qu’un carreau/ Qui donne sur l’entrepôt et les toits.»

- Nuit et brouillard

Si longue à démarrer, la carrière de Ferrat est enfin lancée, qui embrassera quatre décennies, de manière certes de plus en plus erratique. Du début des années 60 au début des années 80, il collectionne récompenses (prix de la Sacem, grand prix de l’Académie du disque) et pics de popularité, enchaînant avec divers paroliers (Georges Coulonges, Claude Delecluse, Aragon…) les succès sur un registre tantôt sentimental (Que serais-je sans toi ?, Aimer à perdre la raison, C’est si peu dire que je t’aime), tantôt engagé. Exégète poétique d’une vindicte portée à l’incandescence par sa voix grave, Ferrat défourailler à tout va: Nuits et brouillard (référence au documentaire d’Alain Resnais) célèbre la mémoire des camps de concentration; Potemkine est un hommage vibrant, sinon emphatique, aux insurgés du célèbre cuirassé; les Belles étrangères raille les bourgeoises qui se pâment aux corridas de la misère; Ma France tance le pouvoir politique; le Sabre et goupillon se passe de commentaire…

- Potemkine

La censure des années 60-70 veillant, tous ces titres font tousser les cerbères de l’ORTF, sans que cela nuise à l’impact du crooner rouge. Au contraire, d’un certaine sens - moral: «Communiste de cœur, sinon de carte», l’«enfant de la guerre» est perçu comme un modèle de franc-parler dans le cénacle francophone, qu’occupent par ailleurs les grands frères de l’autre bord libertaire Léo Ferré, Jacques Brel et Georges Brassens. En 1980, sa chanson le Bilan tempère son engagement viscéral; mais l’autocritique n’empêche pas sa dernière apparition publique d’avoir lieu en 2004 à la Fête de l’Huma, où il entonne le Temps des cerises. Façon cohérente de boucler la boucle pour celui qui mâtinait sa Fête aux copains 68 larguée de Ah ça ira, ça ira et, dès 1965, annonçait la couleur, dans Je ne chante pas pour passer le temps: «Il se peut que je vous déplaise/ En peignant la réalité/ Mais si j’en prends trop à mon aise/ Je n’ai pas à m’en excuser». Ce qui fut dit, fut fait.

- Ma France

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021