Histoire : sur les origines du drapeau rouge et noir

D’où vient le drapeau rouge et noir, emblème du communisme libertaire et de l’anarcho-syndicalisme ? Il semble que les sources soient multiples puisqu’on en relève les premières utilisations, à des époques différentes, en Italie, en France et en Espagne, sans qu’un lien puisse être établi entre ces différentes apparitions. Comme si, en plusieurs occasions, une association instinctive avait été réalisée entre le rouge du mouvement ouvrier, et le noir de l’anarchisme.

Depuis la publication de l’Histoire du drapeau rouge de Maurice Dommanget [1], on n’ignore à peu près rien de l’histoire d’un emblème qui, apparu longtemps avant la naissance du mouvement ouvrier, en devint le signe de ralliement par excellence, y compris au sein des groupes issus du courant anti-autoritaire de la Première Internationale, qui l’arborent même bien après l’apparition du drapeau noir [2], au début des années 1880. Pour ce dernier, on sait qu’il doit sa popularisation comme emblème du mouvement anarchiste à Louise Michel – la même, pourtant, qui “avait combattu si vaillamment sous les plis de l’étendard communaliste” [3] –, bien que le mérite de son introduction en revienne aux libertaires de Lyon qui, avant la “bonne Louise”, revendiquèrent le drapeau des canuts de 1831.

Quant au drapeau rouge et noir, il paraît lié à tel point à l’histoire de la CNT qu’on croit tout naturellement que c’est elle qui, la première, eut l’idée de joindre les deux couleurs sur le même étendard et qu’elle le fit, de surcroît, dès le premier jour de son existence. Cette seconde croyance, fort répandue, est tout à fait fausse. La première est loin d’être vraie.

Première apparition du drapeau rouge et noir

En vérité, la première apparition du drapeau rouge et noir eut lieu en Italie où, dès avant 1880, les membres – bakouninistes – de la section italienne de l’Internationale adjoignirent du noir au rouge adopté en mémoire de la Commune de Paris. Au cours d’une tentative insurrectionnelle menée en avril 1877, les internationalistes italiens [4] déployèrent un grand drapeau rosso e nero sur la place principale de la ville de Letino. Après leur arrestation, on trouva parmi leur matériel des drapeaux et des cocardes à ces deux couleurs. Un peu plus tard, en mars 1880, les libertaires de Rimini célèbrent l’anniversaire de la Commune de Paris en hissant sur l’Arc de triomphe de la ville ce que Andrea Costa appellera, dans une lettre datée de la même année, “le drapeau rouge et noir de l’Internationale”.

Il ne reste plus trace, semble-t-il, de ces premiers drapeaux mais une indication tirée d’un poème de Pietro Gori laisse entendre qu’il devait s’agir, en réalité, d’un drapeau rouge bordé de noir [5]. Quant au sens donné à cette dernière couleur, la date très précoce de son introduction montre qu’elle n’a pas été choisie comme signe d’identité anarchiste mais pour la connotation qui s’y attache habituellement dans les civilisations européennes [6]. Une constatation qui oblige à nuancer les affirmations des historiens italiens quant à la naissance du drapeau rouge et noir : bien qu’identiques, les couleurs du drapeau des internationalistes italiens n’ont pas le même sens que celles du drapeau adopté bien plus tard par la CNT. Du reste, une fois constitué le mouvement anarchiste proprement dit, le rosso e nero cède la place au noir, bien que celui-ci apparaisse souvent, en Italie, frangé de rouge et orné d’inscriptions imprimées dans cette même couleur.

Le 1er mai 1931 à Barcelone

En ce qui concerne l’adoption du drapeau rojinegro par la CNT, le témoignage de Juan García Oliver [7] la situe non pas à la naissance, en 1910, du syndicat révolutionnaire espagnol ni même au moment de sa “mutation” anarcho-syndicaliste – que García Oliver date du début de 1923, avec la fusion des deux fédérations révolutionnaires de Barcelone, Bandera Roja et Bandera Negra [8] – mais à la date du 1er mai 1931, soit plus de 20 ans après la fondation de la CNT.

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Espagne, été 1936.
Le drapeau « rojinegro » aurait été inventé à l’occasion du 1er mai 1931 à Barcelone.

Ce jour-là, pour célébrer la fête du travail et l’avènement du régime républicain, les syndicalistes de la CNT de Barcelone ont prévu de tenir un meeting au Palacio de Bellas Artes, là où eut lieu le congrès constitutif de la CNT. D’autres militants, groupés autour de García Oliver, décident d’organiser leur propre meeting, le même jour et à la même heure, à 200 mètres du premier, afin de réaffirmer la vocation révolutionnaire du syndicalisme contre les “compromissions” des “vieux” dirigeants cénétistes, Ángel Pestaña ou Joan Peiró, avec les chefs républicains. Pour ce faire, ces jeunes militants catalans peuvent compter sur l’appui de quelques “organes d’agitation” – commission des locataires ou des femmes du service domestique – et du syndicat du Bâtiment de Barcelone, animé par des groupes d’affinité adhérents à la FAI.

Afin de marquer les esprits, García Oliver fait confectionner, à l’aide de trente mètres de toile rouge et trente de toile noire, cinq énormes drapeaux rouge et noir dont les hampes ont été commandées à un atelier de charpenterie. Le jour dit, les cinq drapeaux rojinegros – flanqués d’un drapeau totalement noir – sont montés sur un camion garé sur le Paseo del Arco del Triunfo. Les sigles de la CNT et de la FAI y figurent côte à côte, avec les mots suivants : “Premier Mai. Fête internationale de gymnastique révolutionnaire”. Attirée par l’apparition du nouvel emblème, qui symbolise la renaissance foudroyante de la CNT après les années de dictature de Primo de Rivera, la foule qui avaient répondu à l’appel de la CNT “officielle” va assurer le succès de l’autre meeting, au cours duquel García Oliver “glose la signification du concept de gymnastique révolutionnaire” et explique “le sens symbolique du rouge et noir du drapeau qui, écrit-il, apparaissait pour la première fois en public” [9].

Une fois les discours terminés, la foule, précédée des drapeaux rojinegros, se dirige vers le siège de la Generalitat afin de porter les “conclusions du meeting” à son président, le séparatiste catalan Francesc Macià. Arrivés là, les manifestants se heurtent aux forces de sécurité. S’ensuit un échange de coups de feu entre celles-ci et une centaine de compañeros qui, “à tout hasard”, sont venus au meeting le pistolet passé sous la ceinture. Malgré l’opposition de la police, la commission du meeting parvient à entrer de force dans le bâtiment. Depuis le balcon, García Oliver constate que les compañeritos se sont rendus maîtres de tous les coins de rue qui donnent sur la place. Il leur fait comprendre cependant que, le document ayant été remis à un représentant des autorités, il faut cesser les hostilités. “La commotion fut énorme. […] Les commentaires des journaux et des revues de Barcelone, d’Espagne et du monde entier rendirent compte de l’impression produite par l’apparition de cette nouvelle force appelée “la FAI” par les uns et par d’autres “les anarcho-syndicalistes des drapeaux rouge et noir” ” [10]

Succès incontestable, s’il en fut, cette journée du 1er mai 1931 à Barcelone mérite d’être regardée comme un événement historique [11]. Et elle le mérite non seulement parce qu’elle marque la première apparition publique de ce qui deviendra la bannière inséparable de l’anarcho-syndicalisme espagnol mais, plus profondément, à cause de tout ce que suppose l’adoption de cet emblème : l’irruption dans l’arène sociale d’une nouvelle génération qui, sous le sigle de la CNT-FAI [12], va marquer de son empreinte non seulement le mouvement ouvrier espagnol mais, bien au-delà, l’histoire même de la Seconde République.

Miguel Chueca


En France, l’hypothèse narbonnaise

Après l’épisode italien de 1877, avant l’épisode barcelonais de 1931, et sans lien apparent avec eux, il y eut une apparition parisienne du drapeau rouge et noir, en 1919. Le “premier Parti communiste”, fondé par le cégétiste libertaire Raymond Péricat en mai 1919, a arboré cet emblème alors inédit en France, si l’on en croit un article de son périodique Le Communiste, daté du 8 août 1920. Dans son ouvrage A History of French Anarchist Movement, l’historien David Berry explique cette innovation par la volonté, qui animait cet éphémère “PC”, d’une synthèse du marxisme et de l’anarchisme dans une nouvelle doctrine, le “soviétisme”, inspirée par la Révolution russe. L’usage du drapeau rouge et noir disparaîtra dans un premier temps avec ce “PC” qui s’éteint dès mars 1921.

D’après Georges Fontenis, rapportant un témoignage de Louis Estève – ayant lui-même appartenu, adolescent, au PC de Péricat –, le drapeau rouge et noir serait réapparu en France dès les années 1930, par le biais de la fédération du Languedoc de l’Union anarchiste.

L’UA arborait le classique drapeau noir, mais comptait en son sein une remuante tendance “plate-formiste” qui, inspirée par la Révolution russe, souhaitait rompre avec l’anarchisme traditionnel et certains de ses symboles. Or un des bastions du plate-formisme au sein de l’UA était cette fédération du Languedoc, animée principalement depuis la région de Narbonne – depuis la petite ville de Coursan, dans l’Aude, pour être exact – par des gens comme André Daunis et Louis Estève. D’octobre 1931 à juillet 1933, la fédération du Languedoc fut même exclue de l’UA pour son positionnement “déviant”. L’important groupe anarchiste de Coursan était composé en majeure partie d’ouvriers agricoles, dont un certain nombre d’Espagnols. L’hypothèse la plus plausible est que c’est sous leur influence, et durant la période où elle a été autonome, que la fédération du Languedoc a commencé à arborer le drapeau rouge et noir.

Après 1945, la Fédération anarchiste utilisait indifféremment le drapeau noir et le drapeau rouge et noir lors de ses apparitions publiques. Mais il est évident que l’adoption de ce dernier a été facilitée par le prestige de la Révolution espagnole et de la CNT en exil. Ainsi dans Le Libertaire du 20 novembre 1947, qui rend compte de son congrès d’Angers, on peut lire : “Une grande banderole rouge et noir : “IIIe congrès de la Fédération anarchiste” barre l’imposant édifice du Grand Cercle” où se tiennent les séances. Quant à la CNT française, constituée en décembre 1946 sur le modèle ibérique, elle en prend également l’emblème.

Lors du congrès de mai 1953, où elle fit siennes les thèses plate-formistes, la FA adoptera pour unique emblème le drapeau rouge et noir (titre 5 de sa déclaration de principes). Elle le conservera lorsqu’elle se rebaptisera Fédération communiste libertaire quelques mois plus tard. La FA reconstituée la même année sur des bases synthésistes réaffirmera, en toute logique, le drapeau noir.

Guillaume Davranche


[1] M. Dommanget, Histoire du drapeau rouge, Le Mot et le Reste, Marseille, 2006 (réédition)

[2] Un exemple, parmi d’autres : dans son extraordinaire étude consacrée à La Patagonia rebelde, Osvaldo Bayer note à plusieurs reprises que les ouvriers qui, sous la conduite de militants anarchistes, mènent les grandes grèves de 1921 – qui conduiront au massacre de quelque 1 500 travailleurs – portent à la fois le drapeau rouge et le drapeau noir au cours de leurs manifestations. Un an avant et en un autre lieu, le gouverneur du Chaco avait dénoncé dans un rapport adressé au ministère de l’Intérieur “la lâche attaque menée par des anarchistes contre la procession civique du 25 mai”. D’après lui, “au passage des dames”, les anarchistes avaient crié “Vive le drapeau rouge ! À bas le drapeau argentin !”. Cité in La Patagonia rebelde, vol. I., Los bandoleros, Booket, Buenos Aires, 2004 (réédition), p. 267.

[3] Histoire du drapeau rouge, op. cit., p. 206.

[4] La section italienne de l’Internationale – à laquelle appartenaient Errico Malatesta et Carlo Cafiero – est connue sous le nom de “banda del Matese” (le Matese est une région de la province de Caserte).

[5] Dans le poème “Sogno”, rédigé en prison l’année 1890, P. Gori évoque le vieil étendard des internationalistes italiens en parlant de la “bandiera – rossa tra lembi neri [drapeau – rouge entre des bords noirs]”. Toutes les indications concernant l’histoire du drapeau rouge et noir en Italie sont tirées du livre Un’altra Italia nelle bandiere dei lavoratori [Une autre Italie dans les drapeaux des travailleurs], publié par le Centro Studi Piero Gobetti en 1980, un ouvrage qui m’a été signalé par Gianni Carrozza, de la BDIC, que je remercie ici.

[6] Pour les internationalistes italiens, le rouge et noir signifie : “Mort aux tyrans et paix aux oppresseurs !” C’est encore ce sens que Louise Michel a en vue quand, à l’occasion d’un banquet tenu le 18 mars 1882 pour fêter anniversaire de la Commune, elle dit ceci : “Plus de drapeau rouge mouillé du sang de nos soldats. J’arborerai le drapeau noir portant le deuil de nos morts et de nos illusions.” (Cité in M. Dommanget, Histoire du drapeau rouge, op. cit., p. 207.)

[7] El eco de los pasos, Ruedo ibérico, Paris, 1978. Ce témoignage, qui est le seul dont on dispose sur le sujet, ne fut démenti ni au moment de sa parution ni après. Sur cette grande figure de l’anarcho-syndicalisme espagnol, on lira le n° 17 du bulletin de critique bibliographique A Contretemps (http://acontretemps.org).

[8] La première était d’inspiration syndicaliste révolutionnaire, la seconde rassemblait les groupes anarchistes de Barcelone. Ces deux fédérations décident de faire taire leurs désaccords devant la répression qui s’abat sur les militants de la CNT, y compris les plus prestigieux comme Salvador Seguí, assassiné en mars 1923. “Nous ne sommes plus des anarchistes et des syndicalistes qui empruntent des voies opposées, écrit García Oliver. De ahora en adelante, anarcosindicalismo [littéralement : “Désormais, anarcho-syndicalisme”].” (El eco de los pasos, p. 75) Il est probable que, sans l’instauration, en septembre 1923, de la dictature de Primo de Rivera, la fusion des deux fédérations rivales “Drapeau rouge” et “Drapeau noir” aurait abouti à l’apparition rapide du drapeau rojinegro comme emblème commun aux militants révolutionnaires de Barcelone, syndicalistes et anarchistes.

[9] El eco de los pasos, op. cit., p. 116. On notera que García Oliver se réfère à la première apparition publique de l’emblème rojinegro, ce qui sous-entend qu’il pourrait avoir eu une histoire souterraine avant mai 1931.

[10] El eco de los pasos, op. cit., p. 117.

[11] Elle est cependant oubliée dans l’Histoire du Premier Mai de M. Dommanget, également rééditée en 2006 par Le Mot et le Reste, avec une introduction de Charles Jacquier.

[12] Sur la FAI, on lira le texte de Felipe Orero paru dans le n° 25 de A Contretemps sous le titre “Mythe et réalités de la FAI”.

Source : http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article1047

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021