Lorsqu’il se déclare «profondément affligé par le spectacle» donné par l’Europe depuis la semaine dernière, Jean-Claude Juncker oublie qu’il fait partie du show. Mais il a raison, c’est affligeant, et cela ne date pas du week-end dernier si on se remémore les effets désastreux de la politique que la troïka (on peut bien revenir à sa dénomination originelle maintenant) tente encore d’imposer à la Grèce.
Que dire aussi de la Banque centrale européenne (BCE) ? Ses dirigeants encouragent une panique bancaire dans le seul but de fragiliser le gouvernement Tsípras, et amener les Grecs à faire ce que Giscard d’Estaing appellerait sans doute «le bon choix» au référendum de dimanche prochain. Dans la matinée de dimanche dernier, un journaliste de la BBC diffusait l’information que le directoire de la BCE allait suspendre le mécanisme de liquidités d’urgence (ELA) qui alimente les banques grecques. On ne se demande pas auprès de qui il avait pu se renseigner et, surtout, quel était le but recherché par ses sources. La décision de la BCE, plus tard dans la même journée, fut seulement de geler l’ELA, au moment même où il aurait fallu au contraire l’augmenter ; la ruée vers les distributeurs automatiques avait déjà commencé. La suite était logique, le gouvernement grec fut obligé d’annoncer la fermeture des banques et le contrôle des capitaux.
Quand Yanis Varoufakis affirme que la BCE a violé son obligation légale de maintien de la stabilité bancaire dans la zone Euro, peu importe qu’il ait raison ou tort juridiquement, il a très clairement raison sur le fond. Si la BCE peut impunément agir de manière partisane, chercher à déstabiliser un gouvernement légal en n’accomplissant délibérément pas la tâche qui incombe normalement à toute banque centrale normalement constituée, c’est qu’il y a quelque chose de pourri dans la zone euro.
Le comportement de la BCE signale aussi ce qui est une évidence : l’entrée dans l’euro n’est pas «irrévocable». Benoît Cœuré, membre du directoire de cette banque, l’annonçait tout simplement dans une interview, lundi encore. Dans ce cas, on peut s’attendre à voir les taux d’intérêt diverger de manière significative et permanente entre les différents pays membres.
La volonté de la troïka de faire plier ou renverser le gouvernement grec se révèle aussi quand on considère l’accueil fait aux concessions toujours plus nombreuses faites par Syriza. Cela n’est jamais assez. Le discours officiel est évidemment de prétendre, comme Angela Merkel l’a fait dans une interview lundi, que des offres généreuses ont été faites aux Grecs, qui n’avaient hélas pas la volonté de parvenir à un compromis. Mais l’observation de la réalité révèle que ce n’est pas le cas.
Il suffit de comparer le programme sur lequel Syriza a été élu avec les versions successives des propositions faites aux «institutions» pour voir que le gouvernement grec n’a cessé de reculer jusqu’à ses fameuses «lignes rouges» (notamment la TVA et les retraites), mordant même quelque peu sur ces dernières lors des dernières propositions.
Il ne s’agit pas tant pour la troïka que la Grèce revienne à des finances publiques «saines» que de faire baisser les dépenses publiques. La hausse des recettes fiscales n’est pas l’objectif principal des créanciers. Les seules hausses d’impôt que la troïka est disposée à accepter sont celles de la TVA ; elle a, en revanche, rejeté la proposition du gouvernement grec d’imposer une taxe supplémentaire aux firmes dont les bénéfices sont supérieurs à un demi-million d’euros, une hausse des cotisations sociales employeurs ou des taxes sur les paris en ligne.
Quant à Jean-Claude Juncker, qui n’en est plus à un bobard près, il a même a affirmé lundi, contre toute évidence, que la troïka n’avait jamais demandé une baisse des retraites au gouvernement grec, alors que c’est l’un des points centraux de la discorde avec Syriza.
Mais, c’est quand il a déclaré que les Grecs devaient voter oui au référendum, quelle que soit la question posée, que le maître de l’évasion fiscale en Europe a été le plus sincère : énonçant que l’issue que la troïka recherchait à la crise actuelle était bien une capitulation sans condition de la Grèce. Dans cette stratégie de recherche de la capitulation, la dette est un instrument important. Tout le monde, y compris les dirigeants allemands, sait bien qu’elle est insoutenable et que sa restructuration est inévitable. Mais la fiction maintenue de son remboursement permet d’obliger les Grecs à revenir sans cesse mendier une «aide» aux créditeurs, qui servira à rembourser ces derniers et leur permettra surtout d’imposer, de préférence avec l’aide d’un gouvernement «pro-européen» à Athènes, les «réformes structurelles» soi-disant indispensables, notamment la déréglementation du marché du travail et la baisse du niveau de protection sociale. C’est le refus de ce modèle unique par la population grecque - et qui sait, peut-être par d’autres aussi - qui sidère et irrite tant les dirigeants et technocrates européens, à l’instar de Klaus Regling, actuel directeur du Mécanisme européen de solidarité, qui, faisant de son mieux pour incarner le bureaucrate borné dans un débat récent avec un représentant de Syriza, expliquait à ce dernier qu’il fallait que la Grèce accepte «le modèle économique» et les obligations qui vont avec, et que toutes ces histoires de refus de l’austérité n’étaient qu’un déni de réalité. La question qui se posera maintenant n’est pas uniquement de savoir si les Grecs vont, devant les difficultés économiques et financières auxquelles ils font face, céder à la troïka et accepter ses exigences en votant oui au référendum. C’est aussi celle de l’attitude des autres peuples européens vis-à-vis du modèle néolibéral unique que la technocratie et les gouvernements européens veulent imposer. C’est sans doute la dernière chance de faire vivre une alternative de gauche en Europe.