CIA et mafia marseillaise

Les socialistes, les Guerini et la CIA

Si les alliances nouées pendant la guerre par la pègre corse devaient avoir d’importantes conséquences après la Libération pour le trafic de l’héroïne et si elles avaient jeté les fondations de la future dynastie criminelle de Marseille, la fin de l’occupation allemande allait en générai faire connaître au milieu marseillais des temps difficiles. Pendant plus de vingt ans en effet, Carbone et Spirito avaient domine la pègre, inaugurant de nouvelles formes d’activité criminelle, organisant le commandement et la discipline et établissant surtout des alliances politiques. Ils n’étaient plus la désormais, et aucun des patrons survivants ne jouissait encore du pouvoir ni de la prérogative de ramasser leur sceptre.
Pour aggraver les choses, les ennemis traditionnels du milieu, c’est-à-dire les partis communiste et socialiste, restèrent fermement unis jusqu’au milieu de 1946, retirant ainsi à une alliance entre les conservateurs et la pègre toute chance d’obtenir le pouvoir politique. Lors des premières élections municipales d’avril 1945, une coalition de gauche porta le chef du Parti socialiste Gaston Defferre à la mairie. Rompant avec les socialistes en 1946, le Parti communiste mena avec succès une campagne indépendante et élit son propre candidat a la mairie en novembre (23).
En outre, une nouvelle unité de la police, les CRS (Compagnies républicaines de sécurité), était devenue le fléau de la pègre marseillaise. Formées pendant les combats de la Libération d’août 1944, lorsque la majorité des policiers municipaux (qui avaient été des collaborateurs notoires) disparurent (24), les CRS se virent assigner la tache de rétablir l’ordre public, de rechercher les collaborateurs, de restreindre la contrebande et de réprimer le trafic du marché noir. Un pourcentage élevé de leurs officiers avaient été recrutés parmi les résistants communistes et ils remplirent leur devoir bien trop efficacement pour la tranquillité du milieu (25).
Mais le milieu ne tarda pas a entamer son ascension vers le pouvoir. En automne 1947, un mois de sanglantes batailles de rue, des revers électoraux et l’intervention secrète de la CIA privèrent le Parti communiste du pouvoir et entraînèrent une redistribution définitive des cartes politiques a Marseille. Lorsque les grèves et les émeutes prirent fin, les socialistes avaient rompu tout contact avec les communistes, une alliance entre les socialistes et la pègre contrôlait la vie politique de Marseille et les frères Guerini étaient devenus les « juges de paix » incontestés du milieu marseillais. Pendant vingt ans leurs décisions allaient avoir force de loi au sein de la pègre de Marseille.
L'affrontement commença très innocemment par les élections municipales des 19 et 26 octobre 1947. A l’échelon national, le nouveau parti anticommuniste du général de Gaulle (le RPR Rassemblement du peuple français) remporta un confortable succès électoral dans toute la France. A Marseille, les conservateurs requinqués enlevèrent suffisamment de sièges au conseil municipal pour écarter le maire communiste et élire une municipalité conservatrice. L’un des premiers actes officiels de la nouvelle administration consista à augmenter le tarif des tramways municipaux : décision apparemment inattaquable puisqu’elle était parfaitement justifiée par l’aggravation du déficit financier. Pourtant cette mesure allait avoir des conséquences imprévues.
23. Agulhon et Barrat, CRS Li Marseille, p. 144.
24. nlion, Les FTB pp. 292-93.
25. Agulhon et Barrat, CRS d Marseille, p. 46-47, 75-77.

Plus de deux ans après la fin de la guerre, Marseille se dégageait encore difficilement des ruines laissées par les bombardements alliés. Le taux du chômage était élevé, les salaires étaient bas; le marché noir régnait et une grave pénurie des denrées les plus indispensables donnait un air désespéré aux acheteurs matinaux (26). Les tramways présentaient une importance vitale pour la ville, et l’augmentation des tarifs avait pour effet d’aplatir les porte-monnaie et de provoquer la colère. Le syndicat ouvrier socialo-communiste (CGT, Confédération générale du travail) répliqua par le boycottage actif des tramways. Le conducteur qui osait faire rouler un tramway était bloqué par des barricades et des volées de pierres lancées par la population furieuse (27).
La classe ouvrière de Marseille n’était pas seule dans son malheur. Dans la France entière les ouvriers souffraient du fait des difficultés entraînées par un redémarrage économique douloureux. Les ouvriers accomplissaient de longues journées pour relancer la production et ils étaient mal payés de leurs efforts.
Poussés par leurs conseillers américains, les gouvernements français successifs bloquaient les salaires afin d’accélérer le renouveau économique. En 1947 la production industrielle avait pratiquement atteint son niveau d’avant-guerre, mais l’ouvrier spécialisé moyen de Paris ne gagnait que 65 % de ce qu’il touchait au plus fort de la dépression 28. Il était de plus littéralement affamé : le prix de la nourriture était monté en flèche, et l’ouvrier moyen mangeait 18 % de moins qu’en 1938. Et quoique leurs salaires pussent a peine couvrir leurs frais de nourriture, les ouvriers étaient contraints de supporter la plus lourde part des impôts. Le système fiscal était si injuste que le prestigieux quotidien Le Monde l’avait déclaré « plus inique que celui qui avait provoqué la Révolution française (29) ».
A Marseille, durant tout le début du mois de novembre, de regrettables incidents aggravèrent les tensions politiques à la suite du boycottage des tramways, pour culminer avec le déchaînement de violence du 12 novembre. Ce jour fatal commença le matin par une manifestation d’ouvriers en colère, se poursuivit l'après-midi par le tabassage des conseillers communistes lors de la réunion du conseil municipal et finit par un meurtre en début de soirée (30). Tôt ce matin-là plusieurs milliers d’ouvriers s’étaient rassemblés en face du Palais de justice pour exiger la libération de quatre jeunes ouvriers métallurgistes qui avaient été arrêtés pour avoir attaqué un tramway. Alors que la police conduisait deux d’entre eux vers le tribunal, la foule bouscula les policiers et les deux hommes s’échappèrent. Enhardie par ce premier succès, la foule chercha pendant plusieurs heures à forcer les cordons de police,en exigeant que les accusations portées contre les ouvriers soient abandonnées. Devant la détermination de la foule, la cour se réunit hâtivement et vers quatre heures de l’après-midi l’accusation était réduite a un délit mineur. Les manifestants se préparaient a se disperser lorsqu’un ouvrier non identifié arriva en criant : «Tous a la mairie. Ils tabassent nos camarades (31) »
Cette agression avait eu lieu au cours d’une réunion ordinaire du conseil municipal, au moment ou les conseillers communistes avaient soulevé la question du tarif des tramways.
26. Castellari, La Belle Mstoire. . ., pp. 218-19.
27. Agulhon et Barrat, CRS ri Marseille, p. 145.
28. Ioyce Kolko et Gabriel Kolko, The Limits ofPower [N ew York, Harper
& Row, 1972), p. 157.
29. md., p. 440.
30. Agulhon et Barrat, CRS d Marseille, pp. 145-146.
31. Ibid., p. 147.

La discussion s`était envenimée et quelques-uns des partisans musclés du maire (tous membres de la bande Guerini) étaient intervenus pour administrer une correction aux conseillers communistes (32). La nouvelle du tabassage se répandit rapidement dans Marseille et en une heure quarante mille manifestants s’étaient rassemblés devant l’hôtel de ville (33). La poignée de policiers présents sur les lieux ne réussit à maîtriser la situation que lorsque l’ancien maire communiste Jean Cristofol eut calmé la foule. En une demi-heure celle-ci s’était dispersée, et à 18h30 tout était tranquille.
Alors que la plupart des manifestants rentraient chez eux, un groupe de jeunes ouvriers reflua sur les quais et investit les petites rues situées aux abords de l’opéra. Peuplé de boites de nuit et de bordels, ce secteur passait généralement pour être le quartier général de la pègre. ll était de notoriété que ces établissements contrôlaient le marché noir et ils constituaient une cible légitime pour la colère de la classe ouvrière.
Alors que la foule se répandait dans les rues en brisant les vitres, Antoine et Barthélemy Guerini tirèrent des coups de feu dans sa direction, blessant plusieurs manifestants. Dans la soirée un jeune ouvrier métallurgiste mourut de ses blessures (34).
Le lendemain matin le journal communiste La Marseillaise affirmait que « Carlini et de Vernejoul rétablissent les méthodes de Sabiani à la mairie de Marseille ».
Le journal disait qu’une enquête avait révélé que l’attaque dont avaient été victimes les conseillers municipaux était due aux hommes des Guerini (35). Cette accusation ne fut pas réfutée d’une manière convaincante par le journal socialiste Le Provençal ni par Le Méridional gaulliste. Au cours de l’audience du tribunal du 16 novembre, deux policiers témoignèrent avoir vu les Guerini tirer dans la foule. Lors de la même audience, l’un des plus jeunes frères Guerini reconnut qu’Antoine et Banhélemy se trouvaient dans les parages au moment de la fusillade. Mais quatre jours plus tard les policiers se rétractèrent mystérieusement, et le 10 décembre toutes les accusations portées contre les Guerini étaient abandonnées (36). Le matin du 13 novembre, lendemain de la fusillade, la confédération locale des travailleurs appela à une grève générale, et la ville fut entièrement paralysée. Les travailleurs de Marseille avaient atteint le point de rupture a peu près en même temps que leurs camarades du reste du pays. Des grèves sauvages éclatèrent partout, dans les usines, dans les mines et les chemins de fer (37). Puisque les militants ouvriers descendaient dans la rue pour manifester en faveur de salaires honnêtes et de la baisse des prix, la direction du Parti communiste fut obligée, contre son gré, d’entreprendre une action.
Le 14 novembre, le lendemain du jour ou les syndicats de Marseille avaient appelé a la grève, la confédération de gauche des travailleurs, la CGT, appela a une grève générale dans tout le pays.
Contrairement a ce qu’on serait tenté de croire, les dirigeants communistes français de l’époque étaient loin d’être de farouches révolutionnaires.
C’étaient pour la plupart des hommes d’un certain âge, de tendance conservatrice, qui avaient bien servi la patrie dans les rangs de la Résistance et qui aspiraient maintenant par-dessus tout à prendre part au gouvernement de leur pays.
 32. Ibfd., p. 148.
33.1bfd., p. 171.
34.1bid., pp. 149-150.
35. La Marseillaise (Marseille), 13 novembre 1947.
36. La Marseillaise, 17 et 21 novembre et 10 décembre 1947.
37. Kolko et Kolko, The Limits of Power, p. 396.

L’habileté dont ils avaient fait preuve dans la direction de la Résistance leur avait valu le respect de la classe ouvrière et, grâce à leurs efforts, les travailleurs français syndiqués avaient accepté des bas salaires après la guerre et s’étaient abstenus de faire grève en 1945 et 1946.
Cependant, leur soutien renouvelé à la politique d’austérité draconienne du gouvernement commençait à leur coûter des voix aux élections syndicales, et au milieu de 1946 un observateur du département d’Etat américain déclarait que les dirigeants communistes « ne pouvaient plus contenir le mécontentement de la base (38) ». Lorsque des grèves sauvages et des manifestations éclatèrent à la mi-novembre 1947, le Parti communiste se vit obligé de les soutenir pour ne pas perdre la direction de la classe ouvrière. ll le fit toutefois sans enthousiasme. Cependant, à la fin de novembre, 3 millions de travailleurs étaient en grève et l’économie française se trouvait pratiquement paralysée.
Dédaignant l’avis de leurs propres experts, les responsables de la politique étrangère américaine interprétèrent la grève de 1947 comme une manoeuvre politique du Parti communiste et « craignirent » qu'elle ne fut le prélude d’une « mainmise sur le gouvernement ». La raison de cet aveuglement était simple : dès le milieu de 1947 la guerre froide avait « gelé » et tous les événements politiques se voyaient considérés sous l’angle du « conflit idéologique mondial opposant le communisme de l’Est a la démocratie occidentale (39) ».
Inquiète des progrès soviétiques en Méditerranée orientale et de la croissance des partis communistes en Europe occidentale, l’administration Truman mit sur pied en mai un plan de redressement européen (appelé couramment le plan Marshall) dont le budget se montait à plusieurs milliards de dollars et créa en septembre la CIA (40). Décidée à sauver la France d’un coup d’Etat communiste imminent, la CIA intervint pour aider à briser la grève, en choisissant le Parti socialiste pour gourdin.
Après des décennies d’enquête, les acteurs de ces opérations clandestines sortirent du secret officiel qui les avait longtemps dissimulés. Lorsque, au début de l’année 1947, le Congrès vota un budget de 400 millions de dollars pour combattre le communisme, le président Harry Truman «employa cet argent ouvertement en Grèce et en Turquie, mais clandestinement en France et en Italie, par l’intermédiaire de la CIA, en vue d’apporter un soutien aux partis politiques démocratiques (41) ». Cet été-la, dans le chaos bureaucratique qui suivit la création de l’Agence, les fonctions de renseignements furent dispersées entre le Département de la Défense, le Département d’Etat et la branche exécutive sous la direction assez lâche du nouveau directeur de la CIA. Dans l’urgence de se doter d’une force de renseignements, le National Security Council créa l‘0ffice of Policy Coordination (OPC) en juin 1948 en vue de développer « une capacité d’action politique secrète », mission assez large qui le chargeait d’opérations clandestines telles que l’infiltration des syndicats.
Financé par la CIA mais hébergé par le Département d’Etat et celui de la Défense, l’OPC se développa dans cette situation anormale - hors de tout contrôle bureaucratique et bien plus généreusement financé que la CIA elle-même (42).
38. Ibid., p. 157.
39. Walter Lafeber, America, Russia and the Cold Mr (New York, Iohn Wiley and Sons, 1967), p. 47.
40. lbid., pp. 48, 56.
41. John Ranelagh, The Agency : The Rise and Decline ofthe CIA (New York : Simon & Schuster), p. 131.
42. Commission sénatoriale sur les activités du gouvernement, « History of the Central Intelligence Agency », Supplementary Detailed Staff Report on Foreign an lwlitary (Government Printing Ofice, Rapport du Sénat
n° 94-755), pp. 25-37.

Le fondateur de l’OPC était Frank Wisner, ancien agent de l’OSS qui avait passé les années d’après-guerre en Europe à recruter d’anciens nazis, dont de nombreux criminels de guerre de premier plan, en vue de les envoyer derrière les lignes soviétiques.
Sous sa direction brillante et originale, l’OPC attira rapidement de talentueux vétérans de l’OSS comme Thomas Braden et Wllliam Colby qui partageaient l’opinion selon laquelle tout ennemi du communisme, qu’il soit officier de la Gestapo ou gangster corse, pouvait devenir un allié de l’Amérique (43). Ainsi que l’expliquait Colby, futur directeur de la CIA, l’OPC de Wisner « agissait comme un ordre des Templiers, voué à sauver la liberté de l’Occident des ténèbres communistes (44) ».
Des le début de la Guerre froide, la CIA et l’OPC décidèrent que les syndicats étaient la clé du combat pour l’Europe occidentale. Par l’intermédiaire de l’American Federation of Labor (AFL), qui organisait déjà ses propres réseaux clandestins en Europe, l’Agence entreprit de faire parvenir quelque deux millions de dollars par an aux dirigeants syndicaux Anticommunistes (45). « ]e crois que l’intérêt manifesté par l’AFL/CIO pour la protection du port de Marseille et d’autres choses de cet ordre avait commencé avant la création de l’Agence », déclarait Braden, responsable de l’OPC pour ces opérations. « ]’ai l’impression qu'elles étaient effectuées par l’OSS, ou bien par l’armée, ou bien encore par le Département d’Etat (46). » ll est de fait qu’au début de l’année 1947, l'ambassadeur des Etats-Unis en France, Iefferson Caffery, avait déjà prévenu Washington que « le pouvoir du Kremlin s’étendait de plus en plus... par l’intermédiaire... du Parti communiste français et de sa forteresse, la CGT (47) ». En un tacite appel de fonds, l’ambassadeur regrettait que « les dirigeants syndicaux qui s’opposent à l'emprise des communistes sur la CGT n’aient pas été en mesure (principalement par manque d’argent) d’organiser des groupes d’opposition eficaces (48) ». Lorsqu’en 1947, les communistes appelèrent à des grèves contre le plan Marshall, la CIA, au cours de l’une de ses premières opérations, lança une contre-attaque secrète. Par l’intermédiaire de l’AFL, elle organisa la première scission d’un syndicat européen en faisant parvenir des fonds
a Léon Jouhaux, dirigeant socialiste, qui fit sortir son syndicat Force Ouvrière d’une CGT dominée par les communistes (49).
Sans pour autant en reconnaître l’origine, le président de l’AFL, George Meany, devait se vanter plus tard d’avoir « financé la scission du syndicat français sous contrôle communiste - nous l'avons payé, nous leur avons fait parvenir de l’argent des syndicats américains, nous avons organise leurs bureaux et envoyé du matériel (50) ».
43. ]ohn Loftus, The Belarus Secret (New York : Knopf, 1982), pp. 105-29; Vfllian Colby, Honorable Men :My Life in the CIA (New York : Simon& Schuster, 1978), p. 75.
44. Colby, Honorable Men, p. 73.
45. Ronald L. Filippelli, American Labor and Postwar Italy, 1943-1953 (Stanford : Standford University Press, 1989), pp. 112-113.
46. Tom Braden a fait ces remarques en novembre 1983. Cf Ranelagh, The Agency pp. 247-48.
47. Peter Weiler, «The United States, International Labor, and the cold War : The Breakup of the World Federation of Trade Unions », Dqolomatic History  5 n° 1 (1981), p. 12.
48. Trevor Barnes, « Le secret de la guerre froide : la CIA et la politique étrangère américaine en Europe, 1946-56 », 1er partie, Historical Journal 24, n° 2 (1981), pp. 411-12.
49. Filippelli, American Labor; pp. 112-13. Quelques mois avant de « provoquer » la scission entre les fractions communiste et socialiste de la CGT, le dirigeant ouvrier socialiste Léon Jouhaux s'était rendu à (...) Washington pour y rencontrer les membres de l’administration Truman. Le Monde (Paris), 12 mai 1957.

A première vue, il peut sembler déplacé de voir la CIA soutenir un organisme situé aussi à gauche qu’un Parti socialiste. Or il n’existait en France que trois partis politiques importants : les partis socialiste, communiste et gaulliste, et, par simple élimination, la CIA se retrouva dans les bras des socialistes. Si le général de Gaulle se montrait bien trop indépendant au goût des Américains, les dirigeants socialistes, qui perdaient rapidement du terrain sur les communistes, n’étaient, eux, que trop disposés a collaborer avec la CIA.
Dans un article du Saturday Evening Post paru en 1967, l’ancien directeur du département des affaires internationales de la CIA, Thomas W. Braden, expliquait la stratégie de l’Agence qui consistait à se servir de la gauche pour combattre la gauche : Elle fut l’oeuvre de Jay Lovestone, adjoint de David Dubinsky au Syndicat international des travailleurs de la couture. Ayant été le chef du Parti communiste des Etats-Unis, Lovestone possédait une parfaite connaissance des opérations d’infiltration à l’étranger.
En 1947 la Confédération générale du travail, communiste, déclencha à Paris une grève qui faillit paralyser l’économie française. On craignait une prise de pouvoir.
C’est dans cette conjoncture qu’intervinrent Lovestone et son adjoint Irving Brown. A l’aide de fonds fournis par le syndicat de Dubinsky, ils créèrent Force Ouvrière,
un syndicat non communiste. Lorsqu’ils furent à court d’argent, ils firent appel à la CIA. C’est ainsi que commenca le financement secret des syndicats libres, qui bientôt se répandit en Italie.
Sans ce financement, l’histoire de l’après-guerre eut peut-être été très différentes (51).
Les versements de la CIA, de l'ordre de un million de dollars par an, assurèrent au Parti socialiste une solide base électorale au sein du mouvement ouvrier (52), et donnèrent à ses dirigeants la puissance politique nécessaire pour affronter les travailleurs en grève.
Tandis que le leader socialiste de Marseille, Gaston Defferre, prêchait une croisade anticommuniste du haut de la tribune de l’Assemblée nationale et dans les colonnes du Provençal (53), le ministre socialiste de l’intérieur, Jules Moch, ordonnait à la police d’intervenir brutalement contre les travailleurs en grève (54). 
50. Filippelli, American Labor; p. 113.
51. Thomas Braden, « Je suis heureux que la CIA soit “immorale” », Saturday Evening Post 20 mai 1967, p. 14.
52. Ibid. Ce n’était pas la première fois que les services de renseignements américains employaient ce mode de financement secret pour créer des dissensions dans les rangs du mouvement ouvrier français. Durant la Seconde Guerre mondiale, la branche travail de l’0SS, dirigée par Arthur Goldberg, procura des fonds à la «direction socialiste» de la CGT clandestine, mais refusa catégoriquement d’en accorder aux éléments communistes de la même organisation. Ce parti pris occasionna un regrettable incident qui envenima les relations existant entre (...) les parties concernées.
(R. Hams smith, OSS : The Secret History Umvelslty of American’s First Central Intelligence Agency (Berkeley, University of California Press1972. p 182)
53. Le Provençal (Marseille), 8-9 et 14 novembre 1947.
54. « C’est à cette occasion que les dirigeants de la fraction Force Ouvrière se séparèrent définitivement de la CGT et fondèrent, avec l’aide des organisations syndicales américaines (C’est nous qui soulignons),   l’organisation qui porte toujours ce nom».
Jacques Julliard, la IV République, Paris, Calmann-Lévy 1968, p. 124.

Sur les conseils et avec l’aide de l’attaché militaire américain à Paris, Moch demanda le rappel de 80000 réservistes et mobilisa 200 000 soldats pour lutter contre les grévistes. Face à ce déploiement de force, la CGT suspendit la grève le 9 décembre, après moins d’un mois d’arrêt de travail (55) ".
Les plus sanglants affrontements survenus durant cette grève n’eurent pas lieu à Paris, comme le dit Braden, mais à Marseille. Pour plusieurs raisons, il était capital pour la politique étrangère américaine de  remporter la victoire à Marseille qui, étant un des plus grands ports internationaux de France, constituait une tête de pont vitale pour les exportations du plan Marshall vers l’Europe. Une influence durable des communistes sur l’administration du port aurait fait peser une menace sur le succès du plan Marshall et de tout autre programme d’assistance ultérieur. Marseille étant par ailleurs la seconde ville de France, une emprise durable des communistes sur l’électorat marseillais augmenterait les chances du Parti communiste de recueillir suffisamment de voix pour former le gouvernement (le Parti communiste représentait déjà 28 % de l’électorat et il était le premier parti de France).
L’élargissement du fossé creusé entre les Partis communiste et socialiste de Marseille et l’attitude anticommuniste de Defferre s’étaient déjà manifestés au cours des débats de l’Assemblée nationale portant sur les sanglants incidents du 12 novembre à Marseille.
Alors que les porte-parole locaux du Parti communiste avaient imputé aux Guerini les violences subies par les conseillers municipaux et l’assassinat d’un ouvrier métallurgiste, le leader socialiste Gaston Defferre préféra attaquer les communistes Les drapeaux américain et britannique qui flottaient sur l'hôtel de ville ont été arrachés par les hordes communistes.... Nous savons maintenant de quoi les communistes sont capables : je ne doute pas que le gouvernement n’en tire les conséquences. Le Parti socialiste déplore ces incidents, et ne tolérera pas que ceux qui se disent députés soient à même de défier la loi (56).
Quelques jours après, le député communiste Jean Cristofol réfuta les allégations de Defferre, accusant à son tour les truands aux ordres des Guerini d’être à la solde des Partis gaulliste et socialiste de Marseille.
Lorsque Defferre s’éleva pour nier qu’il put même connaître M. Guerini, un autre député communiste lui rappela qu’un cousin de Guerini était rédacteur en chef de son journal Le Provençal. Puis il prit la parole pour révéler quelques signes inquiétants de la renaissance du milieu marseillais : les collaborateurs étaient libérés de prison sur parole et les fonctionnaires autorisaient la réouverture des boites de nuit du milieu, au nombre desquelles figurait le Club Parakeet des Guerini. Ces établissements avaient été fermés en juin 1947 sur ordre de Cristofol lui-même, alors maire de la ville (57).
55. Kolko et Kolko, The Limits of Power, p. 370. Cette alliance entre la CIA et les socialistes fut apparemment précédée de négociations complexes. Au cours d'une visite effectuée à Washington en mai 1949, le chef du Parti socialiste Léon Blum déclara a un Journaliste français d'une agence de presse :
« De nombreux diplomates américains avec (...) qui j 'ai parlé sont persuadés que le socialisme peut devenir le meilleur rempart contre le communisme en Europe. » La presse américaine rapporta plus tard que le secrétaire au Trésor du président Truman avait exhorté Blum à rassembler les partis non communistes et a expulser les communistes du gouvernement. (Le Monde, Paris, 12 mai 1967).
56. Le Provençal, 14 novembre 1947.
57. La Marseillaise, 14 novembre 1947.

La première mesure prise par les socialistes pour briser la grève de Marseille consista à éliminer des rangs des CRS les partisans supposés des communistes. Cette tache une fois accomplie, il deviendrait possible sans difficulté de donner a ces unités l’ordre d’employer des méthodes violentes contre les grévistes.
A cette fin, et quoique les rapports officiels n’aient pas été avares d’éloges à l’égard de la conscience professionnelle de ces policiers (58), le maire socialiste Gaston Defferre leur reprocha d’avoir pris le parti des manifestants au cours de l’émeute du 12 novembre (59). Après que les responsables socialistes eurent dressé la liste des hommes suspectés de communisme, Defferre la transmit au ministre socialiste Jules Moch, qui ordonna la mise à pied des accusés (60). Cette initiative des socialistes fut certainement du goût des organisations corses aux abois. A la différence de la police régulière les CRS s’étaient attaqués sérieusement à la contrebande et au marché noir auxquels se livrait le milieu (61).
Une fois l’épuration menée à bien, les CRS se lancèrent à l’attaque des piquets de grève avec une violence sans frein (62).
Mais il fallait davantage qu’une simple épuration policière pour briser la détermination des quatre-vingt mille grévistes de Marseille. Si les Américains tenaient à remporter la victoire à Marseille, il allait devoir se battre. C’est d’ailleurs exactement ce que fit la CIA.
Grâce à ses relations avec le Parti socialiste, la CIA avait envoyé à Marseille des agents et une équipe de spécialistes de la guerre psychologique qui traitèrent directement avec les chefs des organisations corses par l’entremise des frères Guerini.
Les agents de la CIA fournirent des armes et de l’argent aux gangs corses pour leur permettre d’attaquer les piquets de grève communistes et de harceler les principaux responsables syndicaux. Au cours de ce mois de grèves, les gangsters de la CIA et les CRS épurées malmenèrent les piquets de grève et assassinèrent plusieurs gréviste.
Pour finir les spécialistes de la guerre psychologique de la CIA diffusèrent des tracts, des émissions de radio et des affiches visant à dissuader les travailleurs de poursuivre la grève (63). Certaines initiatives des spécialistes de la guerre « psy » furent assez brillantes : à un moment donné le gouvernement américain menaça de rapatrier aux Etats-Unis une cargaison de soixante-cinq mille sacs de farine destinés à la ville affamée si les dockers ne la déchargeaient pas immédiatement (64).
La violence et la faim se faisaient si durement sentir que le 9 décembre les travailleurs de Marseille abandonnèrent la grève en même temps que leurs camarades du reste de la France. La conclusion de cet épisode ne manqua pas d’ironie.
58. Agulhon et Barrat, CRS à Marseille, pp. 156-173.
59. Le Provençal, 14 novembre 1947.
60. Agulhon et Barrat, CRS à Marseille, pp. 204, 215.
61. Ibid., pp. 76, 128.
62. Ibid., p. 196.
63. Entretien avec le lieutenant-colonel Lucien Conein, McLean, Virginie, 18 juin 1971. (Lucien Conein servit d’officier de liaison de 1’OSS auprès de la Résistance française au cours de la Seconde Guerre mondiale, et devint ensuite un agent de la CIA).
64. Castellari, La Belle Histoire de Marseille, p. 22 1.

La veille de Noël 1947, quatre-vingt-sept wagons arrivèrent en gare de Marseille, chargés de farine, de lait, de sucre et de fruits, « dons du peuple américain », qu’acclamaient des centaines d’écoliers agitant des petits drapeaux américains (65).
Les Guerini retirèrent assez de pouvoir et de notoriété du rôle qu’ils avaient joué dans l’écrasement de la grève de 1947 pour s’affirmer comme les nouveaux chefs de la pègre corse. Mais quoique la CIA eut contribué à rétablir le politique de la pègre corse, ce n’est qu'à 1’occasion de la grève des dockers de 1950 que les Guerini acquirent suffisamment de puissance pour prendre le contrôle des quais de Marseille.
Influence politique et mainmise sur les quais créaient de parfaites conditions pour le développement des laboratoires d’héroine de Marseille - au moment même où le patron de la Mafia Lucky Luciano, recherchait de nouveaux fournisseurs.
L’austérité économique qui avait provoqué la grève de 1947 fut aussi à l’ori gine de celle de 1950 . La condition des travailleurs loin de s’améliorer durant cet intervalle de trois ans, avait au contraire  empiré. Marseille avec sa tradition de radicalisme ouvrier, avait encore davantage de raisons de se mettre en grève. Marseille était la « Porte de l’Orient » de la France, par laquelle passait 1e matériel (notamment les munitions et les vivres américains) destiné au corps expéditionnaire français combattant en Indochine. La guerre d’Indochine était à peu près aussi impopulaire en France que la guerre du Viêt-nam allait l’être en Amérique.
En outre, Ho Chi Minh avait participé à la création du Parti communiste français et était considéré en France comme un héros par les membres progressistes de la classe ouvrière, surtout à Marseille où résidaient beaucoup d’Indochinois (66).
En janvier, les dockers de Marseille entreprirent le boycottage sélectif des navires transportant des marchandises vers la zone des combats. Et le 3 février la CGT réunit une assemblée des dockers marseillais à l’issue de laquelle fut publiée une déclaration exigeant « le retour du corps expéditionnaire d’Indochine pour mettre fin à la guerre du Vietnam » et exhortant « tous les syndicats à entreprendre les actions les plus efficaces possible contre la guerre du Vietnam ».
La circulation des cargaisons d’armes à destination de l’Indochine fut « paralysée » (67).
Quoique les ports de l’Atlantique se soient joints à l’embargo au début de février, leur action n’eut ni la même efficacité ni la même importance que la grève de Marseille (68).
A la mi-février la grève s’était étendue à l’industrie métallurgique (69), aux mines et aux chemins de fer.
65.1bid., p. 222.
66. Les relations étroites existant entre la communauté vietnamienne de Marseille et la gauche française jouèrentt également un rôle dans l’histoire de la deuxième guerre d’Indochine. Aussitôt après la Libération, le commissaire de Marseille, Raymond Aubrac, dont les sympathies allaient à la gauche, découvrit les conditions misérables prévalant dans les campements des travailleurs indochinois installés dans la banlieue de la ville et fit tout son possible pour les assainir. Ses efforts lui valurent le respect des organisations nationalistes vietnamiennes et, par leur intermédiaire, il fut présenté a Ho Chi Minh, qui était venu en France pour négocier en 1946. Quand la commission Pugwash élabora en 1967 une proposition de désescalade destinée à mettre fin à la guerre du Vietnam, Aubrac fut choisi pour la transmettre à Ho Chi Minh à Hanoi (Agulhon et Barrat, CRS à Marseille, p. 43).
67. Combat (Paris), 4 février 1950.
68. New York Times, 18 février 1950, p. 5.
69. New York Times, 24 février 1950, p. 12.

Mais la plupart de ces grèves étaient entreprises à contrecoeur.
Le 18 février le journal parisien Combat écrivait que Marseille se trouvait une nouvelle fois à la pointe du combat : 70 % des travailleurs marseillais soutenaient la grève contre seulement 2 % à Bordeaux, 20 % à Toulouse et 20 % à Nice (70).
Le radicalisme de la classe ouvrière de Marseille nécessitait une fois de plus des méthodes spéciales et Thomas Braden, de la CIA, a raconté plus tard de quelle manière il résolut le problème : Devant moi, sur le bureau où ces lignes,  est posée une feuille de papier jaune, froissée et décolorée. Elle porte la mention suivante écrite au crayon : « Reçu de Warren G. Haskins la somme de 150000 dollars (signé) Norris A. Grambo ». J’ai recherché ce papier le jour où les journaux révélèrent le « scandale » des relations existant entre l’Agence centrale de renseignements et les étudiants et dirigeants syndicaux. Ce fut une recherche mélancolique et, lorsqu’elle prit fin, je me sentais triste. Car Waren G. Haskins, c’était moi. Norris A. Grambo était Irving Brown de l’Arnerican Federation of Labor (AFL). Les 15 000 dollars provenaient des coffres de la CIA, et ce papier jaunie est le dernier souvenir que je possède d’une vaste opération secrète... C’est moi qui ai eu l’idée de donner 15 000 dollars à Irving Brown. Il en avait besoin pour payer ses escouades de gras bras des ports de Ia Méditerranée (c’est nous qui soulignons), afin que les cargaisons américaines puissent être déchargées en dépit de l’opposition des dockers communistes (71).
Grâce à deux millions de dollars fournis par la CIA, le dirigeant de l’AFL Irwin Brown fit venir d’Italie des travailleurs « jaunes » qu’il mit à la disposition de son allié, Pierre Ferri-Pisani (72). Décrit par le magazine Time comme un « Corse rude et impétueux », Pierre Ferri-Pisani fit travailler ces « jaunes » ainsi qu’une escouade de criminels corses sur les quais ou ils déchargèrent les armes en provenance d’Amérique et parvinrent ainsi à briser la grève.
Entouré de ses mercenaires, Ferri-Pisani faisait irruption dans les cellules locales du Parti communiste et menaçait de faire « payer personnellement » les dirigeants du Parti si le boycottage continuait.
Et, comme le rapportait avec satisfaction le magazine Time, « le premier communiste qui essaya de virer les hommes de Ferri-Pisani fut flanqué à l’eau (73) ».
En outre les hommes de Guerini furent charges de tomber à bras raccourcis sur les piquets de grève communistes pour permettre à la troupe et aux jaunes de parvenir jusqu’aux docks ou ils pourraient commencer à décharger les munitions et les vivres.
Le 13 mars les représentants du gouvernement étaient en mesure d’annoncer que, en dépit d’un boycottage persistant de la part des travailleurs communistes, 900 dockers renforcés par la troupe avaient rétabli le service normal du port de Marseille (74) ».
70. Combat, 18-19 février 1950.
71. Braden, « Je suis heureux que la CIA soit “immorale” », p. 10.
72. Filippelli, American Labor,  p. 181; Ronald radosh, American Labor and United States Foreign Policy (New York : Random House, 1969), pp. 323-24.
73. Time, 17 mars 1952. P. 23.
74. New York Times, 14 mars 1950, p. 5.

Bien que des boycottages sporadiques aient eu lieu jusqu’à la mi-avril, Marseille était désormais soumise et la grève était pratiquement terminée (75).
Mais ces « victoires » enregistrées dans la guerre froide eurent des conséquences imprévues.
En fournissant aux organisations corses de l’argent et un appui, la CIA avait levé le dernier obstacle qui entravait les opérations de contrebande des Corses à Marseille.
Quand le milieu eut ajouté la prise de contrôle des quais à l’influence politique qu’il avait acquise avec l’aide de la CIA en 1947, les conditions se trouvèrent réunies pour que Marseille devienne le laboratoire d’héroïne de 1'Amérique. La police française déclara plus tard que les premiers laboratoires de Marseille furent ouverts en 1951, quelques mois seulement après que le milieu eut pris le contrôle des quais.
Gaston Defferre et le Parti socialiste sortirent également victorieux des grèves de 1947 et 1950 qui affaiblirent le Parti communiste local. De 1953 jusqu’à sa mort, en 1986, Defferre et les socialistes ont régné sans discontinuer sur la municipalité de Marseille.
Les Guerini semblent avoir maintenu leurs relations avec les socialistes de la ville.
Des membres du clan Guerini ont servi de gardes du corps et de colleurs d’affiches aux candidats socialistes locaux jusqu’à la chute de la famille en 1967.
75. New York Times, 16 avril 1950, 4em section. P. 4.

Extraits de "Marseille sur Héroïne, la French Connection (1945-1975)"
de Alfred McCoy

Merci à Alain, source officielle sur ce coup-là ...

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021