Le lean management

Quand France Telecom avait la palme d’or du suicide

Robert aimait bien son travail. « Il pensait même qu’il allait avoir une promotion avant que tout ça ne commence… » En prononçant cette phrase, Marie-Laure ne peut réprimer le sanglot qui monte dans sa gorge. Robert fait partie des 35 anciens salariés de France Télécom qui se sont donné la mort entre 2008 et 2009. Le parquet de Paris a requis, ce jeudi, le renvoi devant un tribunal correctionnel de sept anciens dirigeants de l’entreprise pour le « harcèlement moral » qui a conduit à cette vague de suicides.

http://a403.idata.over-blog.com/334x500/3/06/15/24/dessins/img934.jpg Pas de quoi consoler cette Alsacienne. « Cela fait sept ans que ça dure et on ne comprend toujours rien. Pour moi, les dirigeants ne sont qu’une bande de crapules. Des salopards qui ont joué avec la vie des autres. » Et avec celle de son frère surtout. Robert était un technicien qui travaillait en 3x8 quand l'opérateur lui a proposé, du jour au lendemain, à 51 ans, une reconversion dans un service commercial.

« Il est rentré en expliquant qu’on lui avait parlé de mutation, se souvient encore Marie-Laure. Il a dit qu’il avait été convoqué à plusieurs réunions. Il a commencé à parler de harcèlement. Je voyais que ça n’allait pas du tout… »
Les raisons de son geste griffonnées sur un cahier

Séparé de son épouse, Robert se met alors à faire du sport à hautes doses. Pas assez pour lui permettre de décompresser. « Il a perdu beaucoup de poids. Il ne mangeait presque plus. Le médecin l’a mis à plusieurs reprises en arrêt maladie, raconte encore sa sœur. Cette bande de crapules voyait bien qu’il était malade. »

Gravement dépressif même. Sous traitement médicamenteux, Robert passait alors l’essentiel de ses journées assis sur une chaise à réfléchir quand il ne parvenait pas à retourner au bureau. « Un samedi matin [de mai 2008], il était assis dans la cuisine. Il m’a demandé d’aller faire une course. Je suis parti vingt minutes peut-être. Il a pris une arme et c’était fini… », raconte Marie-Laure.

C’est elle qui l’a découvert dans sa cuisine. Sur la table, il y avait le petit carnet qu’il ne quittait jamais. A l’intérieur, Robert avait griffonné les raisons de son geste. Elles tenaient en deux mots : France Télécom. « Il a expliqué qu’il n’en pouvait plus de ce qu’il se passait au travail… »


Entendue par les enquêteurs, Marie-Laure ne leur a épargné aucun détail. Et surtout pas la réaction de son ancien employeur après la mort de son frère. Alors que l’entreprise de télécommunications était dans l’œil du cyclone en raison de la multiplication des suicides, elle se souvient du numéro qu’on lui avait demandé d’appeler.

« C’était à Lyon. J’ai appelé parce que je voulais savoir ce qu’il s’était passé. Comment mon frère avait pu en arriver à cet extrême-là. Je n’ai eu aucune réponse. » A l’inverse, France Télécom lui a retourné une simple question : « Combien voulez-vous en guise de dédommagement pour l’enterrement ? »

Source : http://www.20minutes.fr/societe/1883935-20160707-harcelement-france-telecom-assis-cuisine-pris-arme-fini


 

Interview de Dominique Decèze au sujet des suicides de France Télécom


Bonjour,

Vous avez mis en lumière le harcèlement qui tue chez France Telecom avec des modes opératoires quasi planifiés par des usages, des méthodes et des managers inconscients de leur ouvrage. Quelle est votre réflexion sur tout cela avec le recul des années ?

La souffrance au travail que j'ai dénoncée  et qui va bien au-delà du harcèlement, qui n'en est qu'un aspect, a commencé à la fin des années 1990 et s'est accompagnée d'un "dégraissage" massif, (5 à 6 000 personnes par an) de restructurations incessantes, de changement de métiers,  de changement de statut (apparition des primes au mérite), d'un horizon sans perspective. Ces modifications ont accompagné des changements technologiques qui ne doivent pas être niés. Mais ici, ces changements se sont accompagnés d'une politique de ressources humaines très agressive que j'ai dénoncé dans la Machine à broyer

  A ce jour, il est peu probable que le management ait beaucoup changé même si on voit ici et là des entreprises qui pensent que lorsque le lieu de travail est convivial cela permet à tous de s’y retrouver… pensez-vous que des harcèlements soient en cours ?

La méthode que France Télécom a mis en oeuvre est celle du "lean management". Elle n'a pas donné partout des résultats aussi délétères. Les processus qu'elle génère sur la santé des travailleurs sont étudiés et connus depuis trente ans. Le Professeur Christophe Dejours, Yves Clot, Philippe Davezies, Alain Carré, d'autres encore ont "théorisé" les mécanismes du Lean management qui génèrent la souffrance au travail. Il est donc possible de les prévenir. Si la situation de France Télécom a été plus dramatique, c'est que les transformations ont été plus rapides,  moins pensées en terme humain.

J’imagine que vous devez être contacté en tant que lanceur d’alerte sur le sujet ?

 La publication de "la machine à broyer", en 2004  a délié les langues. Des agents de France Télécom ont accepté de témoigner devant des caméras. Certains ont osé porter plainte. Des médecins du travail se sont mobilisés. De nombreux syndicats m'ont invité alors à présenter le livre. Je garde le souvenir d'innombrables personnes en larmes et disant publiquement "vous racontez ce que je vis, mais je n'osais pas le dire y compris à mes enfants".La question des "risques psychosociaux" a depuis été reconnue et a fait l'objet d'un rapport remis au Gouvernement. Depuis , nous avons eu Renault, le rapport de Technologia, la confirmation du lien entre des méthodes de production et de management et la souffrance au travail. Malheureusement dans la plupart des entreprises, on a pensé qu'il suffisait de détecter les personnes faibles et de former l'encadrement à cette tâche pour éviter les souffrances. Ce n'est pas suffisant.

   Sur les trente victimes, quel a été le mode opératoire qui a conduit à leur enfer au quotidien et à leur mise à mort progressive et leur suicide ?

Le mode opératoire, comme vous dites, est toujours le même. La personne est déstabilisée par son changement de poste, de chef, de collègues, de lieu de travail, de métier, d'horaire, de rémunérations, etc.  Elle avait une certaine conception de son travail, elle avait un but, elle avait donné du sens à son activité professionnelle. De temps à autre on l'encourageait, on lui disait c’est bien". D'un seul coup cet horizon disparait.  A qui peut-elle s'ouvrir de son désarroi? Son "manager"? Ses collègues? La réorganisation a changé son chef, et ses collègues sont des nouveaux, avec lesquels elle est mise en compétition. Il n'y a aucun espace pour parler, discuter, échanger, "travailler" au sens profond du mot, c'est à dire prendre des initiatives et pas seulement accomplir une tâche donné en un minimum de temps.  Très vite, cette situation au travail à des répercussions sur la vie familiale qui se dégrade. et parfois, c'est le suicide.

Que voudriez-vous dire à ce jour aux familles, et plus largement à ceux qui vivent l’enfer ?

  Vous n'allez pas bien? Ce n'est pas obligatoirement de votre faute. Vous n'êtes pas obligatoirement responsable de cette situation. Parlez-en aux responsables syndicaux, à votre médecin, à vos collègues. Pensez à la façon dont le travail est organisé. Vous avez l'impression d'être harcelé? Mais votre harceleur obéit lui même à des contraintes qui le harcèlent. Il faut jouer le collectif

 Pensez-vous que le public soit exempt de pratiques aussi violentes ?

Non, privé ou public les barrières ont sauté. Avec la RGPP l'application des mêmes méthodes produit les mêmes effets.  

Comment finalement résister à ces stratégies de chefaillons décomplexés ?

Le problème est moins celui des chefaillons que le pouvoir et le rôle qu'ont leur donne. Le nombre de personnes perverses par nature est quand même limité! Il faut collectivement les amener à justifier leur attitude -on s'apercevra qu'eux aussi ont des chefaillons- et leur faire comprendre que leur intérêt c'est votre stabilité et votre plaisir au travail

   Votre bilan de la tragédie de France Telecom ?

Je trouve scandaleuse l'arrogance des dirigeants et surtout leur incapacité à modifier leurs méthodes de management dont ils connaissent les effets délétères.

Dominique Decèze, le 9 juillet 2012

Source : https://blogs.mediapart.fr/yannick-comenge/blog/090712/interview-de-dominique-deceze-au-sujet-des-suicides-de-france-telec


Le LEAN management tue doucement

Selon la définition admisse, le LEAN management (anglicisme comme toujours) est une méthode dite de type approche systémique pour atteindre l’excellence opérationnelle. Le but affiché est de « mettre fin au gaspillage » et aux « opérations qui n’apportent pas de valeur ajoutée au client ». En clair : c’est la mise en place d’une relation de type capitaliste et marchande dans toutes les sphères de la vie. Oui, car le LEAN management est aujourd’hui appliqué un peu partout, en particulier dans les services publics et les grandes entreprises.

Quelle est la cible de ce type de dressage ? Officiellement, le LEAN management s’attaque à sept points précis : la surproduction, les attentes, les rebuts-retouches / corrections, les gammes et processus opératoires mal adaptés, les transports / ruptures de flux, les mouvements inutiles et les stocks (productifs ou administratifs). Ces points sont appelés, de façon assez prosaïque, « formes de gaspillage ».

Vous l’aurez compris : le but est le flux tendu permanent (donc la course à la production et la flexibilité, comme diraient nos têtes d’ampoules), la diminution de personnel (ce qui est appelé « mouvements inutiles » est en fait une notion très étrange, qui se traduit sur le terrain par mouvements financiers inutiles, ce qui peut être fait par une personne en compressant et accélérant doit l’être au lieu d’être fait par deux) et le prix de production le plus bas possible pour le profit le plus haut possible.

Dans la définition officielle, le LEAN management doit, pour être efficace, s’appuyer sur l’amélioration continue avec une forte implication de tout le personnel impliqué dans les processus à optimiser. Oui, vous avez bien lu : pression continue et permanente, et surtout, tout le monde est impliqué, de l’exécutant au directeur, du patron à l’ouvrier. En théorie en tout cas, car sur le terrain c’est autre chose. D’ailleurs, pour en mettre plein la vue au prolo et donner une impression de supériorité (et de science) aux « team manager » comme on dit, ce LEAN management s’appuie sur un outil précis, le PDCA (Plan-Do-Check-Act) … Outil inventé par un nommé Shewhart, basé sur les travaux d’un statisticien du nom de Deming. On sent tout de suite le côté humain de la chose.

Quel but a cet outil ? L’infantilisation d’un côté, en mettant de belles couleurs et de jolis graphismes circulaires, et de l’autre la mise en perspective individuelle, c’est-à-dire, la mise en accusation. Car si la « roue » se déroule pour le service, par exemple, elle est aussi bien souvent individualisée. Au travers d’entretiens d’objectifs ou autres noms, on met la pression individuellement à chacun pour « arriver à l’excellence ». Et surtout se met en place le tous contre tous. Un tous contre tous orchestré, qui touche avant tout le plus bas niveau de l’échelle.

GIF - 12.9 ko A cette « roue » un peu débile s’ajoute un outil fun, le KAIZEN (issu du japonais pour une fois, contraction de Kaï (changement) et Zen (bon)). Oui notez qu’on aime dans le LEAN management les formules alambiquées et pleines de sous entendus. Alors c’est quoi le KAIZEN ? Et bien c’est l’amélioration continue. En gros, vous êtes mauvais, vous le serez toujours car on peut toujours s’améliorer… Ne voyez vous pas là dedans une forme d’absolu un peu flippant ?

Cette théorie des petits pas est mise en pratique dans énormément de secteurs : l’industrie lourde, l’hôpital, la poste, des PME, etc… Sa méthodologie est simple : mise en accusation et faire de l’opérateur concerné son propre bourreau. Comment cela peut-il se traduire ? Et bien je vais essayer de donner un exemple concret.

Prenons monsieur Bertin, ouvrier dans l’automobile, sur une chaîne de montage de portières. Il doit mettre 8 vis en 1 minute et 15 secondes aujourd’hui. Seulement voilà, son poste a été identifié comme « glouton » (oui ce genre de mot est souvent employé, infantilisation oblige) au sein de la chaîne. Au cours de l’entretien annuel cela lui est signifié. Bien entendu, on laissera sous entendre qu’il n’y est pas pour rien, ce cher Bertin.

L’étape suivante est subtile, elle consiste à mettre en place un « climat de confiance » entre les managers et leurs équipes. Deux moyens, souvent employés en même temps, existent. Le premier consiste à jouer la carte de la compétition. Vous est donc mis en évidence le fait que d’autres sites, d’autres entreprises sont meilleures que vous. Notez au passage que la notion est tellement subjective que pour le coup, aucun manager ne sera en position de vous prouver ses dires. Mais cela doit reposer sur la « confiance » qu’il inspire et « l’esprit de corps » qu’il met en place. La seconde méthode, c’est le sous entendu envers un ou une collègue. Souvent quand il / elle n’est pas là. C’est fait subtilement, en « mettant en évidence le problème » en « présentant de façon objective et anonyme (tout le monde sait que c’est impossible) des cas ». Souvent, ce / cette ou ces collègues deviennent les boucs émissaires faciles de tout ce qui cloche. Pas assez rapide, pas assez consciencieux, pas assez… Et on monte la meute contre eux. Avant d’en isoler d’autres …

Une fois ce climat installé, c’est la mise en place de « team learning » ou équipe apprenante. Cela consiste en une chose assez simple : on vous prend, individuellement, et on vous demande d’évaluer votre poste (espace de travail, cadence, positions, etc…) et de « proposer des améliorations dans l’esprit du KAIZEN (vous voilà samouraï). La première copie que vous allez rendre (ou les premières suggestions orales) sera certes reconnue mais classée comme insuffisante… surtout vis-à-vis de ce que d’autres ont fourni (comme par hasard). C’est là que monsieur Bertin (revenons en à lui) va se pencher là-dessus, donner de quoi accélérer encore la cadence de son poste (en plaçant autrement les outils par exemple) et permettre que la chaine avance plus vite, que le stock diminue du coup… Et là, bingo, félicitations et mises en place en grande pompe de ce qui est trouvé.

Seulement, l’année suivante, monsieur Bertin se retrouve seul à sa machine, là où il avait avec lui un autre collègue. Le travail augmente et on licencie. On flexibilise encore en demandant parfois des semaines de 44 heures et d’autres fois de 28 heures. Pas de stock, donc production à la demande. Plus de rapidité au poste, donc plus de fatigue et de stress, mais surtout moins de salariés. C’est le cercle infernal qui se met en place. Et puis surtout, l’entretien d’évaluation arrive et on lui demande encore d’améliorer son poste… Et c’est reparti.

Voilà donc comment on transforme n’importe qui (ou presque) en son propre bourreau. Le LEAN management n’a que ce but : faire de vous la clef de voute de votre propre servitude. Mais en décuplant en prime l’individualisme, afin de briser toute envie d’unité dans la lutte.

Cette technique de management par l’affect (souvent, elle se double d’un management « psychologique », surtout lors des entretiens annuels) est des plus redoutables car elle est souvent, au départ du moins, plébiscité par une majorité de salariés, voire par certains syndicats. Elle va avec le tutoiement d’entreprise, vous savez ce « tu » à toutes les sauces, entre tous les niveaux hiérarchiques.

Et c’est là que le bas blesse. Loin d’être une simple lubie nouvelle à la mode, le LEAN management est un outil assez terrible qui brise bien au-delà du simple corps social prolétaire, mais qui brise aussi l’esprit et les corps. Il est plus qu’urgent de combattre cela avec vigueur et force, de le dénoncer et de faire reculer le patronat.

PS : vous aurez remarqué que je répète énormément « LEAN management » dans ce texte. Et bien vous avez face à vous une des techniques pour faire accepter ce dernier : la répétition d’un concept, même absurde, mais à l’infini.

Source : https://rebellyon.info/Le-LEAN-mangement-tue-doucement

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Date de dernière mise à jour : 20/09/2017