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Fichage, ne nous en fichons pas !

Tous fichés, tous surveillés : le nouveau Big Brother

Publié le 17-10-11 à 19:20  Modifié le 19-10-11 à 23:19  par Le Nouvel Observateur    

Alors que les fichiers de police se sont multipliés, les géants du high-tech sont les nouveaux rois du flicage. Etat et privé amassent des milliards de données personnelles, souvent en toute illégalité. Vous avez dit Big Brother ?

Illustration Diego Aranega (DR)

 

L’actualité, ces derniers jours, donne le tournis. Fermeture du site de fichage de la police Copwatch; listing du service du personnel du Sidaction bourré de renseignements privés sur la personnalité des salariés, selon Libération; mise en examen de Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur, suite à l’espionnage téléphonique d’un journaliste du "Monde" qui suivait l’affaire , inquiétudes attisées par la droite sur le recensement des votants à la primaire socialiste… Si on en doutait encore, la surveillance des citoyens n’a jamais été aussi forte et insidieuse. Le fichage n’est pas nouveau, comme en témoigne la magnifique exposition des Archives Nationales, mais il bénéficie désormais d’un arsenal technologique redoutable. Aux photographies face-profil, rangées par ordre alphabétique dans des boîtes en carton, du Second Empire ont succédé aujourd’hui des techniques sans cesse plus sophistiquées, comme la biométrie ou la miniaturisation des logiciels espions. La surveillance étatique, plus forte que jamais, se double de nouveaux concurrents: les réseaux sociaux. Diablement séduisants, ils seront terriblement dangereux si leurs usagers ne leur imposent pas de limites. Les Big Brothers des années 2010 peuvent aussi prendre, plus simplement, l’allure d’un voisin de palier, membre d’un réseau de vigilance, ou celle d’un mouchard miniature, quasi invisible, et pourtant capable de stocker toutes vos données personnelles. Le "Nouvel Observateur" explore les coulisses du fichage.

Extrait du dossier "Tous fichés" paru dans "le Nouvel Observateur" en kiosque le 19 octobre 2011

Votera, votera pas ? Dimanche 9 octobre, premier tour de la primaire. Laura hésite. "J’ai envie d’y aller, mais ce qui m’embête, c’est d’être fichée comme socialiste. Les opinions, c’est secret. Qui me dit que le ministère de l’Intérieur n’y aura pas accès ?" Son petit ami ironise. "Nous sommes déjà tous fichés !" Finalement, Laura a voté, non sans s’assurer que les listes d’émargement seraient bien détruites après la proclamation des résultats. Big Brother, voilà la nouvelle peur moderne. Le climat s’y prête : des journalistes espionnés, la compagne de François Hollande surveillée par les RG, si l’on en croit "l’Express" ; bref, l’époque est au retour des barbouzes. Dans "1984", George Orwell imaginait Big Brother étatique, omniprésent, tout-puissant. Les services de police disposent aujourd’hui de technologies qui feraient frissonner l’écrivain anglais. Biométrie, puces GPS, reconnaissance faciale… Mais le flicage n’est plus l’apanage de l’Etat. Il est aussi l’œuvre d’officines privées et, surtout, des seigneurs du réseau et des rois des télécoms. Le terrorisme et l’innovation ont été ses promoteurs les plus efficaces.

Automne 2001. Les attentats contre le World Trade Center entraînent une prolifération des fichiers de sûreté. Au même moment, une poignée de génies de l’informatique, dont Mark Zuckerberg, futur patron de Facebook, cogitent sur l’internet du futur, tandis que les ingénieurs d’Apple et autres Nokia planchent déjà sur les téléphones intelligents. Dix ans plus tard, des milliards de données personnelles ont été engrangées au nom des impératifs de sécurité et de la loi du marché. Stockés dans les ordinateurs des commissariats, des services de renseignement et des entreprises high-tech : échantillons ADN, empreintes numérisées, photographies, noms, prénoms, adresses, tailles, poids, goûts… "Aujourd’hui, tout le monde est fiché au moins une fois quelque part, s’insurge Alex Türk, ex-président de la Cnil. Sans qu’on sache où, ni pourquoi, ni combien de temps."

Tous fichés. dessin

 

673 000 caméras sur tout le territoire

Le nouveau Big Brother a mille visages. La vidéosurveillance, d’abord : 673 000 caméras sur tout le territoire (voie publique, commerces, gares, stations de métro, entreprises, etc.), selon le ministère de l’Intérieur. A Valenciennes (Nord), les policiers n’ont même plus besoin de descendre dans la rue pour verbaliser. Les plaques d’immatriculation sont identifiées par caméra et le PV envoyé automatiquement au domicile de l’automobiliste. Et ce n’est qu’un début. La police réfléchit à un fichier qui classerait les images de vidéosurveillance via un système de reconnaissance faciale. Il suffira que l’infraction et le suspect soient filmés pour que le logiciel puisse comparer avec les faciès répertoriés. L’outil proposera alors une liste de suspects potentiels, par ordre de ressemblance.

Les forces de l’ordre ont aussi des "oreilles" : les 63,8 millions de mobiles français. Dans les enquêtes judiciaires, une fois obtenue la commission rogatoire, les policiers n’ont plus qu’un code à entrer sur leur table d’écoute pour espionner les conversations du suspect. Les citoyens "irréprochables" ne sont pas à l’abri, eux, d’une surveillance dite "administrative". Ils se retrouvent alors dans la ligne de mire de la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI), née de la fusion des RG et de la DST. Un épiphénomène ? Pas vraiment. En 2010, le gendarme des écoutes, la Commission nationale de Contrôle des Interceptions de Sécurité (CNCIS) a validé près de 6 000 "interceptions de sécurité" (mises sous surveillance à la demande du gouvernement de lignes mobiles, filaires ou internet) : 18% de plus que l’année précédente ! Sans compter les interceptions non validées par la CNCIS, comme on l’a vu dans l’affaire des fadettes des journalistes du "Monde".

Un quart des fichiers de police n’ont pas d’existence légale

Et puis il y a les fichiers de police, de plus en plus nombreux (37 en 2007, 58 aujourd’hui). D’après un rapport parlementaire, un quart n’ont pas d’existence légale. "Le hic, c’est que cette multiplication entraîne des doublons et accroît le risque d’erreurs, notamment les noms mal orthographiés", dit un spécialiste de la sûreté. Sans parler de l’usurpation d’identité qui frappe 210 000 personnes chaque année. Une loi en cours d’adoption vise, elle, à créer une carte d’identité biométrique où seront stockées toutes les informations du détenteur, que ce soit son état civil ou ses empreintes digitales. En clair, le premier fichage intégral de la population.

Dessin du dossier "Tous fichés" (Illustration Diégo Aranega)

Une nouvelle race de mouchards prolifère 

Mais l’espion le plus redoutable n’est pas forcément l’Etat. Une nouvelle race de mouchards prolifère : les "mini-Big Brothers", pour reprendre le terme d’Alex Türk. Minuscules, indécelables, invisibles à l’œil nu. Ces nanotechnologies sont les nouveaux joujoux des entreprises 2.0. Il s’agit des puces électroniques que l’on trouve dans les cartes et, surtout, des logiciels des téléphones new age. Ils permettent de connaître en temps réel la position exacte d’un individu grâce à son portable, le plus redoutable des délateurs. MapMyMobiles, de la société MappingControl, propose par exemple aux parents inquiets de "savoir à tout moment où est son ado". Une version existe pour les employeurs : des boîtiers GPS placés discrètement dans les voitures de fonction suivent à la trace les employés. Mais c’est avec les réseaux sociaux que le néo-Big Brother est le plus pernicieux. Celui-là est jovial, amical, égotique. Il propose aux citoyens de se ficher eux-mêmes…[...]

Tristan Berteloot, Jérôme Hourdeaux et Boris Manenti - Le Nouvel Observateur

Retrouver l’intégralité du dossier "Tous fichés" dans l’hebdomadaire du mercredi 19 octobre 2011, et les auteurs du dossier.

Fichage : Que dit la loi ?

Le fichage est encadré par la loi du 6 janvier 1978, dite "Informatique et libertés". Sauf dérogations, les fichiers ne peuvent être créés sans être déclarés auprès de la Cnil, qui peut contester leur légalité. La collecte de données privées est soumise à la publication de conditions générales d’utilisation. Les citoyens répertoriés doivent être informés sur la collecte et l’usage de leurs données personnelles. Ils peuvent aussi les consulter, les rectifier ou les supprimer, si besoin en adressant une plainte à la Cnil. Selon l’Association française des Correspondants à la Protection des Données à Caractère personnel (AFCDP), 82% des entreprises et administrations ne respectent pas les obligations prévues par la loi.

 

Quelques chiffres

- Le fichier de police Stic recensait 6,2 millions de noms fin 2010 et 41 millions de faits

- Le fichier national des empreintes génétique (Fnaeg) avait stocké 1,2 millions de profils fin 2010

- Le Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) répertoriait 3,6 millions d’individus début 2011

- En 2010, gendarmes et policiers ont procédé à 43.000 écoutes téléphoniques, soit 65% d’augmentation en 4 ans

- Claude Guéant s’est fixé l’objectif de 45.000 caméras de surveillance en France d’ici fin 2011

- La Cnil a totalisé 1,3 millions de fichiers déclarés fin 2009 contre 650.000 en 1999

- Chaque année près de 70.000 nouveaux fichiers sont déclarés auprès de la CNIL

- La France comptait 38,23 millions d’internautes début 2011. 20 millions sont inscrits sur les réseaux sociaux

- Les Français passent en moyenne 5 heures par mois sur les réseaux sociaux, 2 fois plus qu’il y a 2 ans

 


 

"Big Brother sera bientôt impossible à arrêter"

Publié le 19-10-11 à 10:23  par Boris Manenti  

Face à la multiplication des fichiers, Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), lance un cri d’alarme. Interview.

Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Cnil (JEAN AYISSI / AFP)  

Après huit ans de présidence de la Cnil, vous lancez un cri d’alarme sur une société qui va plus loin que le Big Brother imaginé par George Orwell dans "1984". Quelles sont vos plus grandes craintes pour l’avenir ?

- Ce qui m’inquiète le plus est le laisser-faire. Dans cinq ou dix ans, notre mode de vie aura été profondément bouleversé, la protection des libertés individuelles aura été altéré, mais il sera trop tard. Il faut que les pouvoirs publics, en France comme ailleurs, mettent en place des instruments d’évaluation des avantages et dangers des technologies, en particulier dans les domaines de vidéosurveillance, de biométrie, de géolocalisation et de développement du réseau internet. Pour l’heure, rien n’est fait. Et je suis extrêmement pessimiste sur l’avenir, je ne me fais aucune illusion... Avec mon livre "La vie privée en péril" [éd. Odile Jacob], j’ai voulu prendre date sur ce que j’ai pu constater durant mes huit ans de présidence de la Cnil et alerter sur l’état d’urgence. Nos libertés sont chaque jour un peu plus rognées, de manière lente et progressive. Un jour, on s’en rendra compte, mais il sera trop tard, cela aura été trop loin.

Les quatre points que vous évoquez constituent-ils les futurs chantiers de la Cnil, et donc de votre successeur Isabelle Falque-Pierrotin ?

- Nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs mois sur de nombreux dossiers, et chaque fois ces points revenaient comme des priorités. La vidéosurveillance et la biométrie ne sont pas les dossiers les plus compliqués, pas les moins dangereux, mais pas les plus complexes. Les pouvoirs publics peuvent, et doivent, encadrer juridiquement ces domaines. Pour la vidéosurveillance, on peut par exemple imaginer une charte qui fixe une série de règles qui touchent aux durées de conservation, à la limitation des personnes qui ont accès au système, etc. Mais pour des champs comme la géolocalisation ou le développement du réseau, la décision n’est plus franco-française mais nécessite des accords internationaux, avec l’imposition de normes. Il faut que les Européens tapent du poing sur la table et aient le courage politique - ce qu’ils n’ont pas du tout aujourd’hui - de dire que "ça ne peut plus durer". Il est inacceptable que le droit européen ne s’applique pas aux consommateurs européens dès lors qu’il s’agit d’un grand acteur américain.

Cette démarche pourrait-elle s’intégrer à la révision actuelle de la directive européenne de 1995 qui définit la législation sur internet ?

-  Je l’espère. En tout cas, ce sera l’occasion. Mais je ne me fais aucune illusion. J’attends une proposition forte, mais ce que j’ai vu pour l’instant n’est pas réjouissant...

Qu’est-ce qui vous effraye le plus dans notre future société "Big Brother" ?

- Surtout les réseaux sociaux, planétaires avec des ramifications infinies, et la géolocalisation, invisible et irréversible. Il est prévu qu’un jour les nanotechnologies soient utilisées dans les systèmes d’information. On se retrouvera alors avec des milliers, voire des millions, de puces RFID [de radio-identification, NDLR] invisibles à l’œil et disséminées partout à l’initiative du secteur public ou privé. On regrettera bientôt l’idée du bon vieux Big Brother, visible et ventripotent. Avec ces milliers de "nano-Brothers" invisibles qui se promènent partout dans la nature, on sera alors face à un phénomène irréversible. Les systèmes d’informations verront et entendront à distance. Nous n’aurons plus jamais la certitude absolue d’être seul, et serons toujours entendu, vu, surveillé... C’est absolument insupportable !

Concernant votre mandat de président de la Cnil, vous avez été critiqué pour votre position sur le dossier Hadopi, haute autorité visant à lutter contre le téléchargement illégal.

- Vous ne trouvez pas que ça commence à faire ringard de parler d’Hadopi ? Il faut se faire une raison... Sur ce dossier, l’avis rendu parla Cnil était mitigé, réservé. Néanmoins, en tant que président de la Cnil, je dois admettre que j’ai voté de manière délibérée en faveur du dossier Hadopi. Avec le recul du temps, chacun reconnaît que c’est un peu le bordel. Toute cette affaire tourne d’une manière difficile à comprendre. Mais j’ai une admiration pour ceux qui, sur le dossier Hadopi, ont une position tranchée. Je suis, encore aujourd’hui, tiraillé dans le dilemme protection de la liberté de création et protection de la liberté d’expression. Pour l’heure, il n’y a pas de bonne solution et j’attends toujours que quelqu’un fasse une vraie proposition pour résoudre ce problème.

Il y a deux semaines vous démissionniez de la Cnil. Pourquoi avoir préféré votre mandat de sénateur à celui de président de la Cnil ?

Alex Türk, en janvier dernier (MIGUEL MEDINA / AFP)

- C’était surtout une question de clarté. J’aurais pu conserver les deux fonctions jusqu’au 1er septembre 2012 [comme le prévoit un amendement], mais alors j’aurais de toute façon dû faire un choix. Là, Isabelle Falque-Pierrotin a au moins trois années devant elle pour réaliser ce qu’elle veut. J’ai été président de la Cnil pendant huit ans. En huit ans, j’ai fait un gros boulot, mais je me suis dit que quelqu’un de nouveau, avec des idées différentes, ne pouvait être que bénéfique. En fait, j’ai démissionné dans l’intérêt de la Cnil. J’aile sentiment de transmettre à Isabelle Falque-Pierrotin un bel outil, qu’elle va maintenant porter à un niveau supérieur. Mais je ne veux pas devenir le bonhomme informatique et libertés du Sénat. Et surtout, je ne veux pas mettre Isabelle Falque-Pierrotin en porte-à-faux, notamment avec des amendements qui la contrarient. Je vais lui foutre une paix royale. Je préfère sortir du jeu, même si ça sera parfois un déchirement.

Interview d’Alex Türk, sénateur du Nord et ancien président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), par Boris Manenti (le Jeudi 29 septembre 2011)

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Commentaires (1)

Pierrot de la niche
  • 1. Pierrot de la niche | 02/11/2011
et comme si ça ne suffisait pas...

http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/la-france-championne-du-monde-de-la-surveillance-du-net-26-10-2011-1389460_47.php

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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