Un filtre à cafter sur le Net

par Astrid Girardeau

« Plus on pourra dépolluer automatiquement les réseaux et les serveurs de toutes les sources de piratage, moins il sera nécessaire de recourir à des mesures pesant sur les internautes. » Ainsi parlait Nicolas Sarkozy, président de la Répu­blique, lors de ses vœux à la culture le 7 janvier. Et d’ajouter  : « Il faut donc expérimenter sans délai les dispositifs de filtrage. »

Dans le fond, rien de neuf. La loi Création et Internet prévoit que les membres d’Hadopi évaluent « les expérimentations dans le domaine des technologies de reconnaissance des contenus et de filtrage ». Mais, dans la forme, le filtrage d’Internet devient une volonté expresse du Président. Aujourd’hui adressée à la Haute Autorité au nom de la protection des ayants droit. Demain, ce sera pour lutter contre la pédo-pornographie, c’est prévu dans le projet de loi Loppsi, qui sera examiné le 9 février par l’Assemblée nationale. Et après-demain  ?

Sarkozy se plaît à répéter qu’Internet est un « Far-West », une « zone de non-droit » qu’il faut « réguler » et « civiliser ». Dès février 2009, il déclarait vouloir que « les fournisseurs d’accès bloquent les sites pédo-pornogra­phiques et illégaux ». Pédo-pornographiques, d’accord, mais « illégaux », le terme est vague. Toutes les études réalisées à travers le monde montrent que le filtrage est inefficace, risqué et coûteux.

Le filtrage consiste à surveiller et analyser le trafic qui passe dans les tuyaux afin de bloquer l’accès à certains contenus ou applications. Les différentes technologies existantes permettent aux fournisseurs d’accès Internet (FAI) d’agir avec une « granularité » (précision) plus ou moins fine. Mais aucune n’est efficace. « On a l’art de construire des lignes Maginot. On peut continuer encore longtemps », indique Yves Le Mouël, directeur général de la FFT, la Fédération française des télécoms (Bouygues, France Télécom, Numéricable, SFR). Dans une étude publiée en avril dernier, la FFT insiste  : « Toutes les techniques de blocage, sans exception aucune, sont contournables. » Tant du côté des éditeurs de contenus que des internautes. Et pas besoin d’être expert en informatique, aujour­d’hui, Madame Michu peut s’abonner à un service, tel iPredator, qui rend impossible la surveillance de ses activités en ligne.

De plus, les dommages collatéraux sont conséquents. Le surblocage – couper l’accès à des contenus légitimes – est inévitable. Par exemple, le filtrage par IP bloque un site au niveau de l’adresse du serveur (dite adresse IP) sur lequel il est hébergé. Or près de 90% des sites partagent leurs serveurs avec d’autres sites. Bloquer une IP, c’est automatiquement bloquer tout ce qui est présent sur ce serveur. C’est ainsi que, au Royaume-Uni, en voulant empêcher l’accès à une image jugée pédo-pornographique (la pochette d’un album de Scorpions) illustrant un article de Wikipédia, c’est toute l’encyclopédie en ligne qui a été visée.

Un autre risque est la propagation du blocage. Ainsi quand le gouvernement pakistanais a décidé de censurer YouTube, l’impact a été international. Pendant des heures, le site de vidéos en ligne a été inaccessible dans le monde entier.

A plusieurs reprises, Jean Berbineau, membre de l’Hadopi, s’est prononcé en faveur du filtrage par DPI (Deep Packet Inspection). Soit centraliser tous les paquets de données du trafic vers un point du réseau afin de les inspecter. Avantage  : il permet un filtrage assez fin. Inconvénients  : il est coûteux (140 millions d’euros pour trois ans selon la FFT) et surtout, de l’avis d’experts réseau, inapplicable en France. Une partie de son architecture n’étant simplement pas dimensionnée pour remonter et centraliser le trafic.

Si filtrer un site dans un réseau fermé est facile (par exemple, quand une entreprise interdit Facebook), sa mise en œuvre à l’échelle nationale est sans commune mesure. Par essence, Internet est un réseau décentralisé. Son infra­structure n’a pas été conçue pour obliger de gros volumes de trafic à passer par des points précis pour les ­contrôler. Le faire implique de forts risques d’engorgement, de congestion et donc de ralentissement ­général. Des tests effectués en ­Australie ont ainsi montré une dégradation jusqu’à 87% du débit d’Internet.

L’Australie, justement, est suivie de près par le gouvernement français. En 2008, Stephen Conroy, le ministre australien des Communications et de l’Economie numérique, a lancé le projet de bloquer une liste secrète de « contenus interdits, essentiellement de la pédo-pornographie, mais aussi d’autres contenus indési­rables ». Cette liste a rapidement fuité et révélé que seuls 32% des contenus étaient à caractère pédo-pornographique. On y retrouvait des liens vers YouTube, Wikipedia, du poker en ligne, mais aussi le site d’un tour-opérateur et celui d’un dentiste. Et depuis, associations, FAI et médias luttent pour éviter le « nettoyage » d’Internet. « Veut-on vraiment que l’Australie rejoigne le club des censeurs fondé par la Birmanie, la Chine et la Corée du Nord  ? » s’interroge l’EFA (Electronic Frontiers Australia), qui défend les libertés sur Internet.

Serait-on précisément en train de prendre la Chine – classée « ennemie d’Internet » par Reporters sans frontières – comme modèle en matière de contrôle des réseaux  ? C’est ce qu’a fait Bono dans le New York Times du 2 janvier. Le leader de U2 y cite les pratiques de la Chine pour réprimer la dissidence en ligne afin de démontrer qu’une surveillance est, selon lui, faisable et souhaitable.

En France, dès 2008, une étude soulevait toutes ces probléma­tiques. Son auteur, Christophe Espern, confiait alors à Libération que le ministère de l’Intérieur, à qui il avait présenté l’étude, ne contestait pas les limites et les risques du filtrage, mais expliquait qu’il s’agissait avant tout « de lutter contre le sentiment d’insécurité ».

Paru dans Libération du 21 janvier 2010

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021