Slovénie : Interview de Slavoj Zizek

Citation : " Depuis la chute du mur de Berlin, on construit des murs partout. A ce rythme, nous finirons par vivre sous un régime global d'apartheid."


Slavoj Žižek, né le 21 mars 1949 à Ljubljana, en Slovénie, est un philosophe et psychanalyste slovène de tradition continentale.

Formé en Slovénie et en France, il est chercheur en 2012 à l'Institut de sociologie de l'université de Ljubljana et est régulièrement invité dans des universités étrangères, particulièrement aux États-Unis (Columbia, Princeton, New School for Social Research, New York et Michigan).

Il est connu pour son utilisation des travaux de Jacques Lacan sous l'angle de la culture populaire ainsi que pour ses analyses de Hegel. En plus de son travail comme interprète de la psychanalyse lacanienne, il a écrit sur divers sujets comme le fondamentalisme, la tolérance, le politiquement correct, la mondialisation, la subjectivité, les droits de la personne, le mythe, le cyberespace, le postmodernisme, le multiculturalisme, le marxisme ou encore sur des personnalités comme Lénine, David Lynch ou Alfred Hitchcock. Outre Hegel et Lacan, Žižek cite souvent des philosophes français de gauche tels que Jacques Rancière, Etienne Balibar, Gilles Deleuze ou encore Alain Badiou, et a formulé une critique de Carl Schmitt.

Personnalité des mouvements alternatifs slovènes, il s'est présenté en 1990 comme candidat du parti Démocratie libérale slovène (Liberalna Demokracija Slovenije, centriste) à la première élection présidentielle libre qui a précédé l'indépendance de son pays en 1991.

(source : page wikipedia)


 Et si on allait plus loin ... (interview pour le journal "Le Point" en 2010) :

Slavoj Zizek : « Je me sens comme Lénine en 1915 »

 Le Point : « Le philosophe le plus dangereux d'Occident », peut-on lire sur la couverture de votre livre. N'est-ce pas du marketing pour épater le bourgeois ?

Slavoj Zizek : Bien sûr que c'est du marketing ! Le paradoxe est que cette phrase est extraite d'une charge féroce de l'hebdomadaire américain New Republic, qui, en reprenant de façon tronquée et malhonnête une discussion que j'ai eue avec Jean-Claude Milner, m'accuse de prôner un nouveau génocide des juifs dans lequel seuls les juifs critiques à l'égard d'Israël seraient épargnés. C'est monstrueux. Ma critique d'Israël exclut la moindre tolérance envers l'antisémitisme. Cela étant dit, oui, je suis dangereux, mais parce que je m'attaque au pacte hégémonique libéral. Et ça, c'est interdit.

Votre adversaire est-il le capitalisme ou, pour employer un langage ancien, la démocratie bourgeoise ?

Je n'ai pas d'animosité envers la démocratie. Pour moi, la grande question a été posée par Fukuyama, qui, en décrivant la démocratie libérale comme l'ultime horizon de l'Histoire, a fondé une nouvelle utopie. Tout le monde s'est moqué de lui, mais, en même temps, même la gauche accepte ce cadre en silence en parlant de capitalisme à visage humain.

Ça s'appelle la social-démocratie. Que lui reprochez-vous ?

J'observe qu'elle touche à sa fin. C'est un fait empirique. On pourrait dire, en paraphrasant Freud, qu'il y a un malaise dans le libéralisme. Or, des décennies durant, sous ce régime, l'affrontement politique a mis aux prises un parti de centre gauche et un parti de centre droit auxquels s'ajoutaient de petits partis spécialisés. Ce clivage s'efface au profit d'un autre, plus ancien, entre un parti central du capitalisme et un parti que je décrirais comme fondamentaliste : une droite dure, anti-immigrés. Que la seule opposition efficace, politique, au capitalisme soit celle-là me paraît très inquiétant.

Ne comprenez-vous pas que « ces pauvres qui votent à droite » ou ces « petits Blancs » soient angoissés de voir disparaître le monde dans lequel ils vivaient, sous la pression du libre-échange, mais aussi des flux migratoires ? En réalité, vous opposez une autre mondialisation à la mondialisation capitaliste.

Je ne prétends pas qu'il faut absolument ouvrir les frontières sous la pression migratoire. On ne résoudra rien en déplaçant la population de l'Afrique en Europe. Je ne défends pas non plus un universalisme abstrait qui nierait les cultures concrètes et les particularités. Les appartenances existent même si je pense, comme Badiou, qu'elles ne sont pas l'horizon ultime de vérité. Chaque culture a ses contradictions propres et doit réinventer l'universalité dans sa propre grammaire. Actuellement, en Inde, une véritable rébellion maoïste des dalits(intouchables) est réprimée avec une extrême brutalité - et personne n'en parle. Or ce sont eux, les exclus, qui se réfèrent à des valeurs universelles. La seule universalité, c'est donc celle du combat. La lutte des dalits en Inde est de même nature que celle des sans-papiers en France. Et si on se met au travail, on peut faire émerger une solidarité universelle.

Tout de même, le sort des sans-papiers n'a pas grand-chose à voir avec celui des « dalits » !

Je ne dirais pas ça, parce que, dans les deux cas, la peur de l'autre est un instrument de mobilisation politique. Le capitalisme est un système universel, anonyme, qui crée partout les mêmes antagonismes - le premier système « hors monde », comme dit Badiou. J'ajoute qu'il est par nature multiculturel. Il n'a pas besoin d'éradiquer les différences et les identités ethniques. Au contraire, il les fait proliférer, y compris à l'intérieur d'un même Etat-nation. Il y a trente ans, l'Afghanistan était un des pays les plus sécularisés du monde musulman. C'est en entrant dans la politique globale qu'il est devenu fondamentaliste. Je ne crois pas au conflit qui opposerait d'un côté la tolérance et le pluralisme et de l'autre le fondamentalisme. Ils font partie du même champ, voire du même camp. Walter Benjamin dit que chaque fascisme naît d'une révolution ratée. C'est aussi vrai de l'islam radical, qui prospère grâce à la disparition de la gauche séculaire.

En tout cas, l'Etat-nation peut être un rempart à cette prolifé­ration identitaire. Il est par exemple question de voter une loi interdisant le port de la burqa en France. Qu'en pensez-vous ?

Quand il y a un conflit entre les droits collectifs et les droits individuels, je suis du côté des droits individuels. On ne peut pas accepter au nom de la tradition qu'une femme subisse une contrainte, que ce soit en France ou en Afghanistan. Cela dit, je ne comprends pas que l'on fasse de la burqa un symbole. C'est un problème insignifiant.

Vous n'accepteriez pas qu'on excise les filles ou qu'on coupe la main des voleurs. Est-ce choquant de dire qu'en Occident on montre son visage ?

Je ne partage pas le point de vue lévinassien sur le visage. Un visage ne dit pas forcément la vérité, encore moins depuis qu'on peut le refaire. Ce n'est pas un hasard si l'un des contacts les plus intimes, celui qui se noue entre un analysé et un analysant, exclut le face-à-face.

Maintenant que le capitalisme a transformé le monde, il s'agit, selon vous, de le penser. Assez d'actes, des mots ?

Je suis d'accord avec ce programme... pour l'instant. Je me sens un peu dans la situation de Lénine en 1915. Après l'éclatement de la Grande Guerre en Russie, il est réfugié en Suisse et lit la « Logique » de Hegel. Aujourd'hui, les post-théories fleurissent, mais aucune ne permet de comprendre le monde dans lequel on vit. Par exemple, on ne peut pas analyser le capitalisme autoritaire en le renvoyant aux valeurs asiatiques, parce qu'il se manifeste partout. Berlusconi ne va pas suspendre les libertés ; avec lui, le pouvoir autoritaire revêt un aspect ubuesque et clownesque. Reste que, faute d'une nouvelle gauche plus radicale, la démocratie libérale perdra de sa substance et deviendra de plus en plus autoritaire.

Après 1915 arrive 1917. Vous prétendez ressusciter le commu­nisme tout en reconnaissant qu'il n'a jamais été populaire. Vous voulez encore faire le bien des peuples contre eux ?

D'abord, j'aime le terme « communisme » parce qu'il choque. Il est clair par ailleurs que le communisme du XXe siècle a été un désastre absolu. Cela dit, même le grand penseur du libéralisme Karl Popper affirme qu'il n'existe aucune garantie que la majorité ait raison. Cela ne signifie pas qu'un autre agent historique a accès à l'universalité et sait ce que veut le peuple. Mais il faut admettre que, parfois, le peuple ne sait pas où sont ses propres intérêts. De plus, il n'est pas sûr qu'il veuille vraiment décider. D'ailleurs, quand il choisit vraiment librement, c'est la panique et on parle de crise de la démocratie. Donc, arrêtons de mythifier la démocratie.

Mais en quoi le communisme est-il une solution ?

Le communisme répond au problème crucial d'aujourd'hui, ce que j'appelle la « privatisation des communs ». Certaines contradictions ne peuvent être résolues ni par le marché ni par l'Etat. La première concerne l'écologie. J'admets que le marché peut être efficace, mais les risques sont trop grands, l'enjeu trop considérable pour qu'on lui fasse confiance. Il s'agit tout de même de la survie de l'humanité ! Deuxièmement, la propriété privée intellectuelle ne marche pas. On revient du profit à la rente : Bill Gates n'est pas génial ; simplement il a confisqué les bénéfices de la révolution numérique en obligeant l'ensemble de la planète à recourir à ses services. Troisièmement, la mutation biogénétique en cours doit être contrôlée. Enfin, et c'est le plus inquiétant, on observe une généralisation de l'exclusion, et pas seulement dans les pays pauvres. Depuis la chute du mur de Berlin, on construit des murs partout. A ce rythme, nous finirons par vivre sous un régime global d'apartheid.

Les révolutionnaires divisent le monde entre l'humanité et ses ennemis. Vous, vous le divisez entre l'universalité et ses ennemis.

En politique, on a des ennemis. Mais, aujourd'hui, le problème n'est pas de combattre l'ennemi ou de détruire la bourgeoisie, mais d'exploiter les antagonismes pour changer le système.

Peut-on changer le système sans violence ?

On parle toujours de la violence du changement, mais on oublie toute la violence nécessaire à la perpétuation du système. Toute la violence de Hitler est réactive, elle se déploie pour que rien ne change. De même, il y a une violence du marché, ce que j'appelle la matière noire de la violence invisible.

Ne vous dérobez pas ! Faut-il répondre à cette violence par la terreur ?

Je suis opposé à toute forme de violence terroriste. Mais, pour résoudre les problèmes que j'ai évoqués, la société à venir devra faire preuve d'une plus grande discipline sociale. Disons qu'il faut renforcer la démocratie représentative par la pression des mouvements populaires. Donc, je n'ai pas peur de le dire : une certaine dose de terreur morale peut s'avérer nécessaire 

 Propos recueillis par Elisabeth Lévy / Site d'actualité Le Point

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021