BD " Vida del Che"

Alors que Che, le film en deux parties de Steven Soderbergh sur Ernesto Guevara, est déjà sorti en DVD, les éditions Delcourt annoncent la réédition d’un livre biographique hors norme consacré au leader révolutionnaire, signés par trois stars de la BD argentine: Hector Oesterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia.

Publié en Argentine en 1968, quelques mois seulement après la mort du Che, cet album est alors un grand succès avec 60000 exemplaires vendus en quelques semaines. Mais en 1973, il est interdit par la junte au pouvoir. Quatre ans plus tard, son scénariste Hector Oesterheld est enlevé par la police militaire en raison de ses liens avec le mouvement de la gauche péroniste Los Montoneros. Il est exécuté en 1978.

Che connaît aujourd’hui sa seconde édition française (la version publiée en 2001 par Fréon est aujourd’hui introuvable). Dessinée dans un style mi-photographique, mi-expressionniste par Alberto Breccia (qui avait collaboré avec Oesterheld sur Mort Cinder notamment) et son fils Enrique (alors tout juste 23 ans), cette biographie de 80 pages retrace chronologiquement le parcours d’Ernesto Guevara, ponctuant ce déroulé classique de chapitres sombres et violents évoquant ses derniers jours avec la guérilla bolivienne. Écrits avec une plume poétique et incisive, les longs récitatifs sont passionnants et les séquences ne se perdent pas dans les détails.

Le Che des trois auteurs argentins dépasse cette dernière largement, et se pose comme une bande dessinée historique de première importance.

Che. Par Hector Oesterheld, Alberto Breccia et Enrique Breccia. Delcourt, 12,90 €, le 9 septembre 2009.


La biographie du Ché se construit sur une narration croisée en deux temps. Une partie de la trame du récit met en perspective de façon très réaliste, objective quasiment, la vie de Ché Guevara. En parallèle, le récit met également en scène le dernier combat du révolutionnaire. Le choix d'une telle construction permet d'introduire dans la vision du Ché une grande dose d'humanité et une coloration de l'existence de celui-ci extrêmement riche. Le fait de montrer le Ché en enfant chétif, par exemple, démonte le mythe du leader charismatique propagé par l'iconographie gauchiste et révolutionnaire. Le récit du dernier combat du Ché est également sans concession et l'idéologie y a une part restreinte. Le lecteur suit une aventure qui s'enfonce inéluctablement dans la tragédie et les croyances idéologiques quant au "peuple" sont mises à mal par le récit. En contrepoint, la dernière séquence s'apparente à une scène religieuse de mise au tombeau. Le livre offre ainsi à son lecteur une vision tout sauf simplificatrice de l'existence d'un homme qui a rêvé à une meilleure société où la révolution commence d'abord dans le coeur de l'homme.

Le livre date de 1968. Et pourtant, on le jugerait écrit aujourd'hui. A l'heure où les alter-mondialistes se cherchent de nouveaux héros, Che Guevara garde toute son actualité. Il n'a pas seulement été le compagnon d'armes de Castro. Ernesto Guevara est un véritable écorché vif, révolté par la misère chronique de son continent, l'Amérique Latine, qu'il a parcouru en tous sens. Oesterheld, qui a payé de sa vie sa contestation de la dictature argentine, avait eu l'ambition de raconter à travers ce livre le parcours étonnant de ce jeune médecin devenu guerillero, en jouant à la fois sur une biographie rigoureuse et sur le dernier combat imaginaire du Che, distillé au gré des chapitres et dessiné par le fils du grand Alberto Breccia. Le résultat est magnifique. Mais l'écriture écorchée et parfois hermétique d'Oesterheld rend difficile la lecture de cet ouvrage. Il faut s'accrocher, surtout au début, pour entrer dans cette narration éclatée sur deux temps, deux modes de pensée, deux logiques radicalement opposées. Mais le talent des Breccia père et fils éclabousse l'ensemble et fait de cette oeuvre entièrement détruite sous la dictature argentine un véritable témoignage de la meilleure BD sud-américaine. Il faut savoir en effet qu'après un démarrage foudroyant (60.000 albums vendus en 68), “ Le Che ” est devenu un objet encombrant. La plupart de ses lecteurs se sont séparés de cet album. Et après la mort d'Oesterheld, Breccia lui-même a brûlé les originaux, se contentant d'enterrer quelques exemplaires dans son jardin. Rien que pour le destin étonnant de ce livre, il n'est pas inutile de se plonger dans cette unique traduction française en un peu plus de 30 ans.

 Il existe une longue interview de Héctor Oesterheld, réalisée le 5 mars 1975 par Carlos Trillo et Guillermo Saccomanno (tous deux scénaristes), dans laquelle l’auteur de Vida del Che livre son parcours, ses souvenirs et son point de vue . L’album, dit-il “ était prévu pour sortir en octobre, en période scolaire. Mais il est paru en janvier, en plein été [austral], quand il n’y a plus d’étudiants à Buenos Aires. Malgré tout, en mars il était quasiment épuisé. Peu de temps après, la maison d’édition fut fermée : les éditions Jorge Álvarez. Pas spécifiquement à cause de Che, mais parce qu’ils publiaient trop de livres de gauche et, donc, tout un tas furent saisis. ”

 La création de Vida del Che a demandé une ample documentation : le Journal de Bolivie et les témoignages concernant la mort du Che pour la partie dévolue au fils Breccia, un faisceau d’éléments factuels composites pour les séquences réalisées par Alberto Breccia. L’asthme du petit Guevara, l’éveil à la politique dans la fréquentation de réfugiés républicains espagnols, la première fiancée Chichina Ferreyra, les lectures, Neruda, Stefan Szweig, le tour des provinces argentines sur un vélo doté d’un petit moteur de marque Micrón, la randonnée en moto à travers l’Amérique du Sud, Machu Picchu la ville morte des Incas, la descente de l’Amazone sur un radeau baptisé Manbo-Tango, le deuxième voyage à travers l’Amérique, Bolivie, Guatemala, etc. Tout ou presque de la vie d’Ernesto Guevara est là, concentré. Une planche sur le coup d’État pro-Américain du Guatemala, une planche sur la rencontre au Mexique avec l’exilé Fidel Castro… Très peu d’approximations, quelques rares erreurs. Vida del Che n’est pas une œuvre de fiction mais le traitement graphique exceptionnel d’une vie d’exception. Héctor Oesterheld s’est appuyé sur les sources disponibles à l’époque. La réplique “ C’est au Guatemala que ça se passe ” du chapitre “ Le Che ” est tirée du livre de Ricardo Rojo, tout juste publié chez le même éditeur ; le voyage discret d’août 1961 en Argentine et le face à face Guevara-Frondizi (président du moment) “ de doctor à doctor ” est relaté exactement dans ces termes par Hugo Gambini ; la lettre à ses enfants, au départ de Cuba, est reproduite en fac-simile ; la phrase prêtée au Che lors de sa capture : “ Ne tirez pas. Je suis Che Guevara, je vaux plus vivant que mort ” se trouve, elle aussi, dans la biographie de Gambini. Le plus surprenant, peut-être, est la case évoquant la tentative malheureuse de guérilla au Congo ex-Belge, puisque lors de la publication tardive du Journal du Che au Congo, en 1995, l’opération était présentée par l’écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II comme “ le secret le plus jalousement gardé de la révolution cubaine ”. Le scénario d’Oesterheld se déploie donc au plus près du réel, dans un effort remarquable d’exactitude.

 25 avril 1967. L’album s’ouvre à la mi-temps du Journal du Che par la mort du guérillero Rolando, nom de guerre d’Eliseo Reyes, âgé de 27 ans, compagnon du Che dans la guérilla cubaine dès l’adolescence. “ Nous avons perdu le meilleur homme de la guérilla, et naturellement un de ses piliers, mon camarade depuis le temps où, presqu’enfant, il avait été messager de la colonne 4 ” (page 166 de l’édition cubaine du Journal de Bolivie – planche 5 de l’édition argentine de Vida del Che). À la sixième planche, Alberto Breccia ouvre son travail par une case blanche. “ Ernestito ” – diminutif du prénom utilisé pour les enfants. La venue au monde en 1928. Dans la version dite “ définitive ”, la case blanche initiale est remplacée par une photocopie de l’acte de naissance d’Ernesto Guevara. Triste choix. Breccia a avoué un jour avoir laissé la case blanche parce qu’il n’avait pas reçu le document à temps, “ et tout le monde a cru voir là un trait de génie de ma part ”. C’était le cas.

 Tout l’album fonctionne par l’ellipse. Oesterheld choisit six jours du Journal, épars et signifiants, jusqu’au 7 octobre, dernière page des carnets de Guevara : “ Nous sommes sortis, les 17 [guérilleros] sous une très petite lune et la marche a été très pénible et on a laissé beaucoup de traces… ” Une lune en croissant, des ombres en mouvement. Les séquences d’Enrique Breccia peuvent être rapprochées, par la lenteur, la tonalité, du film magnifique de Richard Dindo, dit par la voix mélancolique de Jean-Louis Trintignant. Sans doute est-ce là un effet, presque mécanique, induit par la grande puissance littéraire et émotionnelle du Journal de Bolivie lui-même. Mais la sensation naît aussi du destin tragique, à valeur universelle, de l’Amérique latine. Au dernier chapitre de Vida del Che, dans le village de La Higuera, les soldats boliviens et l’interrogatoire par l’agent de la CIA peuvent renvoyer à la case des soldats à tête de mort de l’album d’Alberto Breccia Perramus. L’ultime planche, un visage en gros plan du Che mort, les yeux ouverts, est dessinée d’après les photographies christiques qui firent le tour des magazines du monde entier. “ Le sang du Che est déjà une goutte dans ce fleuve de tant de sang versé contre la faim et les chaînes… ”

 Il semble qu’avant la mise en fabrication, une discussion ait eu lieu entre l’éditeur et les auteurs sur l’opportunité de signer l’œuvre, le contexte politique tendu de l’Argentine portant à une certaine prudence. L’œuvre parut signée. La préface à l’édition italienne Rizzoli de Che prétend que, dans la suite des événements, l’éditeur de Buenos Aires fut tué. Fort heureusement, il n’en fut rien. Jorge Álvarez s’exila à Madrid pour 35 ans et échappa ainsi au sort cruel qui lui était promis.

Un jour de septembre de l’année 1976, des militaires se présentèrent au domicile d’Héctor Oesterheld, où ne demeurait plus que son épouse. “ Nous venons pour le Juif ”, dirent-ils. Ils ne le trouvèrent pas sur-le-champ. Héctor Germán Oesterheld, scénariste de bandes dessinées né à Buenos Aires de parents immigrés, père allemand et mère basque, fut enlevé par des inconnus le 27 avril 1977. Il avait quatre filles. Beatriz Marta, âgée de 21ans, a disparu le 19 juin 1976. Diana Irene, âgée de 23 ans et enceinte de six mois, a disparu le 7 août 1976, avec son mari Raúl Araldi. Son premier enfant, Fernando, âgé de un an, fut également séquestré par les militaires, abandonné “ NN ” (sans identité), puis restitué à ses grands-parents paternels. Marina, âgée de 20 ans et enceinte de huit mois, a disparu le 27 novembre 1977 avec son mari Alberto Oscar Seindus. On croit qu’avant d’être mises à mort, Marina et Diana auraient accouché chacune, dans les camps de détention clandestins, de bébés dont le sort est inconnu. La quatrième des filles de Héctor Germán Oesterheld, Estela Inès, 25 ans, a été assassinée avec son mari Raúl Mortola le 14 décembre 1977 ; leur fils de trois ans, séquestré par les militaires, fut amené dans la cellule d’Héctor Oesterheld afin de faire pression sur lui. Avant de le tuer, dit-on, les militaires lui montrèrent des photographies de ses filles mortes.

 Une plaque, apposée à Buenos Aires, honore aujourd’hui la mémoire d’Héctor Germán Oesterheld. Quelques-uns de ses tortionnaires ont été jugés. Vida del Che est devenue un classique de la bande dessinée.

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021